Chapitre 9 - Samuel

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           Je patrouille subrepticement de rues en rues, dans le centre-ville, protégé des regards par ma tenue sombre, quand vers deux heures du matin, je tombe enfin sur un groupe de quatre Shaïtans.

Ils se déplacent de ce pas souple et félin, caractéristique de leur race, gracieux malgré leur allure clairement non humaine, leurs ailes de cuir sombre soigneusement repliées dans leur dos. Je ne peux pas m'empêcher de les trouver étonnamment beaux, rien à voir, décidément, avec les terrifiantes gravures des grimoires familiaux : moins dragons, moins démons, plus panthères, bien qu'ils marchent sur leurs deux jambes... Je comprends mieux comment mes très lointains ancêtres ont pu être séduits au point de faire des enfants avec eux et je me sens étrangement fier de savoir le sang de ces redoutables prédateurs couler dans mes veines.

           Ils vont vite, leur trajectoire me semble erratique, comme s'ils patrouillaient, eux aussi, et j'ai du mal à les suivre tout en restant discret dans les rues mal éclairées mais silencieuses. De temps en temps, l'un d'entre eux s'engouffre sous un porche, disparait dans une cour, puis rattrape le groupe quelques minutes plus tard. Ça ne me facilite pas la tâche, à vrai dire. Je profite de soudains éclats de voix pour courir me cacher sous un porche raisonnablement proche d'eux. Il ne faut pas que je les perde de vue d'autant que les bruits de pas et les rires se rapprochent : un groupe de jeunes fêtards déboule d'une rue transversale et je sors d'un geste vif mon arbalète, prêt à intervenir. Ce qui se produit me laisse sans voix... Le groupe de Shaïtans, invisible et parfaitement silencieux pour les humains, se fend fluidement en deux et laisse passer entre ses rangs les 3 jeunes gens éméchés, puis avec à peine un coup d'œil en arrière de la part d'une des femelles aux yeux brillants comme des topazes, reprend sa course furtive.

          Tout en continuant à les poursuivre, au-delà de la gare puis en direction des Montapins –ils vont au lycée, ou quoi ?-, je m'interroge. Les Shaïtans sont supposés être assoiffés de sang humain, tout en eux crie qu'ils sont dangereux ! Dans cette rue sombre où ils avaient l'avantage du nombre, réduire au silence et massacrer les trois passants n'avait rien de bien compliqué pour eux... Pourquoi n'en ont-ils rien fait ? Leur but est-il tellement important qu'ils ne pouvaient pas s'arrêter quelques minutes ? Quoi que ce soit, je ne peux pas prendre le risque de les perdre de vue même si dans la montée, je peine à tenir le rythme et que je souffle comme une forge. Pourvu qu'ils ne m'entendent pas !

Rejoints par cinq autres vers le haut de la rue de la Raie, ils glissent sans bruit devant le lycée, passsent à travers champs derrière l'hôpital puis s'engouffrent dans la cours d'une grande et vieille bâtisse isolée, quelques kilomètres plus loin. Une ancienne ferme fortifiée, de toute évidence. A couvert d'une haie, je ne peux pas m'approcher davantage mais les exclamations gutturales et les éclats de voix me laissent supposer que d'autres les attendaient là. C'est donc leur lieu de rassemblement... Un choix judicieux : il n'y a rien autour et il est impossible de s'en approcher sans être vu...

        Lorsque l'aube se lève, de longues heures plus tard, transi et trempé par la rosée, je dois me rendre à l'évidence : j'ai attendu pour rien, personne n'est ressorti, ni humain, ni Shaïtan et rien ne bouge dans la cour. Alors soit ils ont décidé de passer la journée là, soit il y a une autre issue... dans tous les cas, je suis bon pour me taper tout le chemin de retour à pieds et à rentrer bredouille.

Après un café bien tassé, je me traîne à contre-cœur jusqu'au lycée en m'interrogeant toujours sur les motifs réels de nos chasses aux Shaïtans. Même si, évidemment, squatter un être humain peut être considéré comme un crime impardonnable !

          En arrivant en cours de maths, je m'aperçois qu'Ariana est assise à la table à côté de la mienne. Comme par hasard, sa gomme tombe à mes pieds et en se penchant pour la ramasser, elle m'offre une vue imprenable sur son décolleté –très, très- plongeant. Evidemment, je ne peux pas m'empêcher de regarder et lorsqu'elle se relève elle me fait un clin-d'œil malicieux. Je rougis jusqu'aux oreilles et me mets mentalement des claques : quel idiot je suis de tomber systématiquement dans son piège ! Maudites hormones... Et pourquoi faut-il que je sursaute chaque fois que mon regard croise le sien, comme s'il y avait quelque chose chez elle dont je devrais me souvenir mais qui m'échappe sans cesse ?

- « Pourquoi tu ne m'aime pas ? » Me demande-t-elle soudain, très sérieuse.

Pourquoi, en effet ? Elle est belle avec ses longues jambes fines, sa silhouette élégante, ses cheveux sombres au complexe réseau de nattes intriquées, ses traits fins, ses yeux d'ambre liquide (comme les miens ! je réalise tout à coup), ses lèvres pleines... Pas étonnant que les garçons la suivent à la trace, mais il n'y a pas que ça. Elle est... magnétique, cette fille, et son regard me captive malgré moi.

- « Hum... Et donc ? » me rappelle-t-elle à l'ordre avec son petit sourire narquois.

- « Je ne sais pas ! Tu n'as pas déjà assez à faire avec les autres ? Peut-être que je n'ai pas envie de faire partie de ton tableau de chasse ? »

- « Tu sais ce que c'est : ce qui nous échappe est d'autant plus précieux. Comme le dit l'adage : tu me fuis, je te suis... Et puis qui aime être détesté ? D'ailleurs qui sait ? Je gagne peut-être à être connue ? Il ne faut pas s'arrêter aux apparences. Regarde : il a suffi que je change de look pour que les autres s'intéressent à moi, idem pour Alyssa, alors que l'année dernière on était invisibles ! Tu crois qu'on a tellement changé ? »

Pour une fois, elle a l'air sincère. Peut-être en effet n'est-elle pas aussi peste et superficielle qu'elle en a l'air ? Une chose est sûre, elle me trouble...

Note à moi-même : Emmener Nero lors de ma prochaine traque, même s'il préfère dormir, la nuit.

Note à moi-même : Rester sur mes gardes avec Ariana. Quelque chose chez elle me perturbe, mais quoi ?

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