Ici, si loin de là-bas

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La carriole dans laquelle nous voyageons s'agite, et je manque de basculer.

M. Blacknew me rattrape in-extremis.

-Et bien, jeune demoiselle, vous ne tenez pas assise? se moque t-il.

-Il se trouve que nous voyageons depuis déjà quelques huit heures et que je peux dormir, lui répondis-je avec inintéressement . Ma maladresse est excusable.

Ayant jeté un froid entre nous, je ne lui adresse plus la parole. Qu'il est pénible! Il a cette manie de me tapoter l'épaule sans prévenir, ce qui me fait prend par surprise à chaque fois. Je ne peux pas le voir à cause de mes yeux aveugles, et monsieur en profite.

Il discute avec mon père sans retenue, ce qui a pour seul effet notable de me pincer le cœur. Non pas par jalousie, mais plus par haine.

Ce M. Blacknew... il m'oblige à quitter mon précieux piano pour quelque chose que je refuse de faire. Mais... mais j'y suis obligée.

La volonté du roi est absolue. Je ne peux que m'y plier... et... jouer.

Rien que penser au fait que je vais me trouver obligée de jouer en improvisation totale devant une assemblée que je ne pourrais même pas voir me fait ressentir un certain malaise. J'ai la tête qui tourne.


La carriole tourne, et je me fait pousser contre mon père, assis à côté de moi. Celui-ci passe l'un de ses bras autour de moi et me rapproche de lui.

-Tu as peur..? me demande-t-il.

J'ai envie de lui répondre tout un tas de choses.

"A ton avis?!"

"C'est... ça se voit tant que ça..?"

"J'ai peur, oui."


"J'aurais aimé... que maman soit là..."


Mais je lui répond finalement:

-Oui.

Juste... oui...

-Allez... courage! C'est un grand moment, tu vas jouer devant le roi en personne!

Le roi...

Tiens... parlons-en, du roi.

Il ne s'occupe que de sa petite personne, serait prêt à tout pour s'enrichir. Il profite de son argent pour en gagner encore plus.

Et... c'est qui qui souffre..? Le peuple.

Et pour tout le monde... c'est... normal.

Lorsque j'étais petite, j'accompagnais souvent ma mère, et nous allions nous promener en dehors de notre grande demeure.

J'ai vu... de mes propres yeux...

Ce sont des gens honnêtes. Des gens vivants. Ils se débrouillent pour vivre et faire manger toute leur famille.

Depuis que je suis toute petite, je les admire. Ils ont une force qui m'a toujours dépassée.

Mais moi... la fille de noble, n'ai jamais pu vraiment entrer en contact avec eux. Je n'ai pu... que les observer de loin.

"Ils sont sales."

"Ils sont impurs!"

"Ne les approches pas!"

Et pourtant, ils me fascinent.

J'aurais aimé crier, parfois. J'aurais aimé partir, rejoindre les paysans pour la moisson, travailler avec eux la terre et voir pousser le fruit de mon travail.

Mais... de toute façon... je n'aurais été d'une grande aide.

Ma maladresse et mes yeux... tout cela m'aurait empêché de faire quoi que ce soit. Un paysan aveugle ne peut rien faire, il est condamné à mendier en espérant qu'un riche daigne lui laisser une petite part d'argent.


Monde monde... est si noir...


-Miss Walker?

La voix nasillarde de M. Blacknew me sort de mes pensées. Il parle avec un accent anglais forcé, faux. Une pauvre imitation ratée. Je sais reconnaitre un accent anglais, moi qui ne me fie plus qu'au son et qui ai un père d'Angleterre.

-Monsieur veux quelque chose, peut-être? lui répondis-je en exprimant ouvertement mon hostilité.

-Margot! me réprimande mon père, outré. (Nda: l'auteure adore ce verbe)

Mais je l'ignore.

-En fait, mademoiselle, reprend M. Blacknew cette fois-ci en bon français, je voulais vous demander si vous comptiez jouer un morceau en particulier devant sa majesté.

Je réfléchis un peu.

-Je... je ne pense pas, dis-je enfin. Je ne connais que peu de morceaux, et je pense que ce sont des morceaux que sa majesté à déjà entendu.

M. Blacknew plonge dans ses pensées avant de sortir avec son insupportable accent anglais:

-Très bien, Misss Walker! Vous improviserez donc!

Je hoche la tête.

Je... je pense... que ce sera mieux comme ça.


Mais... qui suis-je pour juger..?

Une fillette sans avenir.

Rien de plus.


Le rideau de la scène... va bientôt se lever.

Piano StoryWhere stories live. Discover now