Interlude 2 - DUIR

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Au solstice d'hiver, j'ai enfin pondu. C'était il y a quelques jours. Le manteau neigeux recouvrait la forêt et le givre faisait étinceler les épines des pins maritimes. Mille étoiles reflétaient les rayons du soleil levant. Les oiseaux jusqu'alors endormis par le froid se mirent à m'encourager, me soutenir, à chanter pour mon enfant...

J'ai alors expulsé l'œuf providentiel comme on recrache un corps étranger qui étouffe. C'était trop tôt, mais la Mère de tout m'a forcé à pondre. Vite !

J'ai souffert. L'orifice s'était resserré depuis la dernière fois. L'écorce, devenue raide, s'était figée en un trou minuscule qui n'aurait même pas pu abriter un écureuil. J'ai ressenti une déchirure progressive se propager dans mon corps. Ma peau s'est fissurée. La douleur a irradié mon tronc jusqu'à mes plus profondes racines. J'ai perdu du sang. Beaucoup. Il a maintenant coagulé sur le bord de l'orifice créant de nouvelles boursouflures.

J'ai eu mal. Longtemps. J'ai encore mal.

J'ai caché l'énorme œuf hors de moi. Je l'ai couvé entre mes racines jusqu'à son éclosion, il y a deux jours. Réchauffé par l'accumulation de feuilles, de substrat automnal, et d'humus, il a su résister à la rigueur hiémale et, peu à peu, il s'est extirpé seul des morceaux gluants de sa coquille.

Lorsque j'ai entendu son premier cri, ma sève a vibré. Nous nous comprenions. Un frisson de plaisir m'a envahi.

Alors, à bout de force, j'ai enfoui au creux de ma cavité ventrale ce minuscule monstre adorable. Salvateur. Depuis, il tète ma sève et mon énergie vitale. Mes souvenirs s'écoulent dans ses veines et le remplissent de son histoire. Notre histoire.

La mémoire de la chair et du sang.

D'une certaine façon, je lui lègue mes forces, mais c'est essentiel à notre survie à tous. Je sais que je retrouverai toute ma consistance lorsque mon enfant sera en mesure de s'assumer seul et ce devrait être rapide. En mon sein, il s'épanouira vite. Il doit vivre pour sauver le monde.

Enfant-Double, voilà comment ce petit monstre se nomme, mais sa Mère, pour plus de discrétion a appelé notre progéniture aSia. C'est son nom véritable. Celui que seul les êtres naturels connaîtront. Il se cachera probablement sous une autre identité. Ce sera même préférable... Nous verrons bien. L'avenir n'est pas totalement écrit.

Pour l'heure, je suis inquiet. Cela fait un moment que je ne ressens plus la présence de mes frères. Le lien unique a été brisé. Il a disparu. J'ai peur qu'ils soient morts. J'ai peur pour ma vie. J'ai peur que l'Enfant-Double ne survive pas. Alors je l'enfonce, sans qu'il s'en aperçoive, encore plus profondément au cœur de ma cavité ventrale, là où tant d'êtres se sont camouflés avant lui. Oui, je crois que j'ai caché en moi toutes les espèces.

DUIR, Témoignage de la Grande Destruction, retranscrit par aSia, Extrait du Livre des réfugiés.

L'Enfant-Double - Tome 1 - Des retrouvaillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant