Chapitre 18 - Juliet

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Les fourmis ouvrières s'agitaient dans tous les sens et virevoltaient entre les patients à soigner. Au milieu de cette nuit cataclysmique, les urgences du centre hospitalier grouillaient de monde et plus personne ne prêtait attention à Tristan, assis, coudes posés sur les genoux et ongles crochus qui pénétraient la peau de son crâne ; ses cheveux noirs jaillissaient en touffes grasses entre les articulations de ses phalanges blanchies par la tension. Perdu dans sa spirale descendante nourrie au désespoir et à la mélancolie, l'homme ne percevait plus ce qui l'entourait. Ses pensées bourdonnaient tellement que l'agitation, les cris des blessés et des familles dévastées n'étaient pas assez puissants pour franchir la barrière impénétrable qu'il avait peu à peu tissée entre lui et l'univers. Comme un mollusque recroquevillé dans sa coquille, il n'y avait plus que son univers égotique qui comptait, la Terre pouvait bien s'écrouler, il ne serait pas touché.

Que vais-je devenir si elle meurt ce soir ? Je ne survivrai pas...

Et comme il l'avait déjà fait avant de glisser et de se cogner la tête, Tristan marchanda avec le Seigneur. Il offrait son existence, celle de son enfant, le monde. À ses yeux, tout pouvait bien disparaître si sa femme n'était plus là pour en profiter avec lui. Rien ne vaudrait plus la peine d'être vécu sans elle.

Rien.

La vie déjà terne deviendrait encore plus sombre pour s'éteindre à jamais. À tout jamais.

- Monsieur...

Une main délicate se posa sur son épaule secouée par des sanglots mélancoliques. Tristan sursauta au contact chaleureux. Il releva les yeux et reconnut l'infirmière Monroe.

- Voulez-vous rencontrer votre fille ?

- Ma fille...

De sa bouche pâteuse d'assoiffé ne sortait que des termes imprécis. Sa voix chevrotait tellement que la femme figée devant lui déduisit les mots hésitants.

L'infirmière hocha la tête et l'incita à le suivre. Tristan se leva, las. Comme un automate, il marcha sur les pas de la femme qui le mena jusqu'à un espèce d'aquarium dans lequel s'alignaient des berceaux transparents remplis de bébé geignards, particulièrement bruyants et remuants dans leurs draps. Tristan soupira en se massant les tempes ; il s'imaginait déjà  devant élever sa fille, seul.

Seul. Sans Juliet. Père célibataire. Veuf.

Il ravala un sanglot.

- Ne vous inquiétez pas monsieur, tout va bien se passer pour votre femme. Elle est entre de bonnes mains.

Tristan se fichait pas mal du discours rassurant de l'infirmière Monroe ; son désespoir avait pris le dessus sur la vie et, surtout, il n'était pas dupe, étant donné la quantité de sang que Juliet avait perdue avant leur arrivée aux urgences, il savait qu'elle ne s'en sortirait pas. Il préférait s'habituer à l'idée d'être seul, maintenant, avec un bébé dont il ne saurait que faire. La voix de l'infirmière Monroe le sortit une fois de plus de sa mélancolie pernicieuse.

- Vous voyez le bébé calme dans les bras de ma collègue là-bas ? C'est votre petite. Venez, vous allez pouvoir la porter vous aussi. Elle est si mignonne...

Le visage de la femme replète transpirait le calme et la joie de vivre, ses yeux pétillaient le bonheur de côtoyer l'enfantement. L'infirmière Monroe, Marilyse de son prénom, considérait que partager les premiers instants de la vie des nourrissons avec leur famille étaient les plus merveilleux moments au monde.

- Je veux voir Juliet !

Le ton était cassant. Marilyse se surprit à dévisager l'homme qui sanglotait encore une minute plus tôt. Deux êtres que tout opposait semblaient se disputer la possession de son corps. Son cœur se serra.

- Je veux voir ma femme ! tonna Tristan.

L'infirmière se tourna vers la porte battante qui venait de s'ouvrir, un homme fatigué, l'air sinistre, hocha la tête en signe de dénégation. Il repartit en sens inverse. La terrible corvée revenait à Marylise qui maugréa en silence. Elle détestait ce chirurgien. Il connaissait les corps, mais délaissait les âmes. Encore une fois, ce n'était pas son rôle d'annoncer les décès, mais elle l'endosserait.

Comme d'habitude...

- Je suis désolée, elle n'a...

La voix de l'infirmière Monroe s'éteignit brusquement, étouffée par le hurlement mélancolique de Tristan qui, épuisé par l'angoisse, tomba à genoux au sol en déversant des torrents de larmes. Marilyse tenta de le réconforter comme elle le put, mais son esprit avait quitté son enveloppe charnelle pour se réfugier au fin fond d'un puits de souffrance infinie.

L'infirmière Monroe patienta quelques instants auprès de Tristan et décida de prévenir un médecin pour qu'il administrât à l'homme endeuillé un puissant sédatif. Elle espérait qu'à son réveil, il dépasserait la douleur de la mort de sa femme pour s'occuper de sa fille et la voir grandir. Plus qu'un espoir, Marilyse se convainquit que l'homme se ressaisirait et que, par amour pour sa femme, justement, il prendrait soin de leur enfant.

***

Lorsque Tristan s'éveilla, il ne savait plus trop bien où il était. Des gazouillis légers et une clarté aveuglante l'accueillirent : une matinée de printemps et ses oiseaux vernaux. Il papillonna des cils. À travers ses paupières, la lumière qui filtrait était bien trop froide, sur sa peau, il ne sentait pas la chaleur du soleil et ses oreilles perçurent peu à peu les pépiements devenir humain.

Il ouvrit légèrement les yeux pour habituer ses pupilles mydriatiques à la luminosité blanche de sa chambre éclairée par des néons, puis tourna la tête. Un berceau de verre trônait à ses côtés, un bébé en son cœur. Sur le dos, une fillette semblait déjà jouer de ses petits doigts avec quelques fées indicibles et invisibles. Une larme de joie roula sur la joue du nouveau papa, un sourire béat illumina son visage terni par le deuil quelques heures plus tôt. Tristan soupira et s'extirpa péniblement de ses draps. Il ne se rappelait plus ce qu'il s'était passé, mais il ne s'en souciait pas trop, après tout, la plus belle chose au monde reposait là, allongée sur le dos, dans son petit lit douillet.

Fébrile sur ses pieds, l'homme avança doucement jusqu'à sa fille en prenant garde à ne pas laisser les vertiges remporter sa lutte contre la station debout et chuter malencontreusement. Auprès du berceau, il hésita un court instant, une fraction de seconde imperceptible. Et si... et si sa fille ne l'aimait pas... et si elle ne faisait que le repousser... et l'envie de toucher la peau de l'enfant fut plus forte que ses doutes, il caressa la joue rose du nourrisson. Un éclat de rire le surprit, puis le partagea. Leurs regards se rencontrèrent pour la première fois et le nouveau père porta sa fille contre son torse pour l'enlacer, comme on sert un objet de porcelaine susceptible d'exploser à la moindre pression. Elle était si belle avec ses quelques bouclettes dorées sur le haut du crâne, si pure, si attendrissante.

L'enfant lovée dans ses bras, Tristan s'assit dans le fauteuil qui ornait le coin de la pièce, il s'y berça en fredonnant une mélodie qu'aimait lui chanter sa propre mère, une de celles que Juliet adorait tant elle-aussi. Il ne sut jamais si, à cet instant-là, son imagination lui avait joué le plus merveilleux des tours du monde ou si son enfant bénéficiait d'une grâce féerique. Lorsqu'il commença la comptine enfantine, les gazouillis du bébé se mêlèrent à la perfection à sa voix. Alors il sut qu'il aimerait sa fille plus que tout, plus encore qu'il n'avait aimé sa propre femme, il aimerait son enfant d'un amour qui déplace les montagnes et peut ouvrir un sillon entre les océans.

Plongé dans un bonheur sans nom, Tristan ne s'aperçut pas que l'infirmière Monroe était témoin de la scène. Rassurée de voir cet homme étrange recouvrer sa sérénité face à cet ange tombé du ciel, elle s'en retourna vers ses autres patients pour leur offrir sa présence rassurante.

L'Enfant-Double - Tome 1 - Des retrouvaillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant