Chapitre 17 - Léonard

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La bâtisse ancienne siégeait sur les rives d'un lac qui s'étendait à perte de vue. Le bâtiment en lui-même se développait sur plusieurs dizaines de mètres tandis que les jardins et dépendances avalaient des centaines d'hectares de terrain. Le domaine se noyait régulièrement dans les brumes légendaires bretonnes, toutefois, cette nuit-là, le brouillard n'engloutissait pas la demeure séculaire, la tempête de neige s'en chargeait efficacement. Elle avait d'abord recouvert les ardoises du manoir de schiste pourpre d'une couche épaisse et grasse qui avait été saisie par le froid, puis un voile évanescent s'était levé et des dunes hyperactives s'étaient érigées sur toute la surface de la propriété. Sculptée par les bourrasques incertaines de flocons, la toiture prenait une silhouette hasardeuse, éphémère et polymorphe ; l'artiste insolent, submergé par son caprice de perfection, ne savait décider de la forme précise que sa sublime œuvre devait adopter.

Plongée dans une obscurité intense, l'enceinte du domaine demeurait silencieuse. Il y avait bien ces quelques souffles de vent peu scrupuleux qui s'immisçaient sous les jupes trop courtes des épaisses portes de chêne et se frayaient un chemin précis dans les longs couloirs sans fin pour hurler tels les loups des bois et ce en dépit des boudins de bourre et de laine encastrés dans le gosier de la meute de canidés. Mais à l'heure où la tempête semblait se faire plus violente, ces hurlements sinistres s'apparentèrent étrangement au hululement rassurant d'une chouette effraie, puis au chant mélodieux et envoûtant d'une sirène des océans.

Extirpé de ses rêves par le plus merveilleux son qu'il n'eut jamais entendu, Léonard se redressa vivement dans son lit, convaincu que quelqu'un, quelque part, une femme peut-être, l'appelait à l'aide. Il voulait la rejoindre, mais se garda bien d'éveiller son gardien, qui l'aurait remis au lit manu militari. Il se faufila donc en douce vers la mélopée divine. Léonard baignait dans une parfaite ambiance sonore, ses oreilles n'avait jamais ressenti un tel plaisir, ses lèvres fines s'étirèrent en ce malicieux sourire qui le caractérisait tant. Les loups qui l'effrayaient encore à la tombée de la nuit avaient disparu et une chaleur mystérieuse s'infiltra peu à peu par chaque pore de sa peau tannée. Elle se diffusa dans ses veines et inonda son cœur. Un doux cocon familier s'était tissé autour de lui. Un cocon maternel. Affectueux. Les bras de sa maman adorée, partie si tôt...

Léonard ne se sentait pas triste, et tandis qu'il se dirigeait vers l'origine des notes majestueuses, il se découvrit même apaisé et heureux. Il avait bien entendu parler des mystérieuses Mary Morgans, ces êtres éthérés qui emportaient de force les hommes dans la mer déchaînée, mais que risquait-il, lui, en tant que petit garçon ? Au pire une grande aventure. En tout cas, il ne songeait qu'à cela. Sa curiosité et sa soif de nouveautés ne se tariraient pas en le cloîtrant dans un manoir isolé de l'humanité. Pire, cette réclusion les attisait.

Pieds nus, il se faufila dans les couloirs interminables de sa demeure, faisant fi du contact glacial du carrelage sous ses orteils, ainsi que du vent hivernal qui s'engouffrait dans son pyjama en pilou. Des frissons parcoururent sa chair alors qu'il approchait de la grande porte, celle qu'il n'avait jamais le droit de franchir sans l'autorisation de son gardien. Il tendit la main vers la poignée d'acier, tourna la grosse clé dans la serrure. Son cœur rata un battement lorsque le pêne céda sous la pression ; Alfred allait-il l'entendre ? L'enfant se retourna et sonda le silence. La meute de loups semblait bien loin, seule la splendide mélodie résonnait dans le corridor. Comment diable Alfred n'entendait t-il pas cette voix magnifique ? Leonard l'ignorait. Il se disait simplement que cette voix lui était seulement destinée, ou alors qu'il rêvait et que ses songes avaient métamorphosés les hurlements terrifiants en chants savoureux, tandis que le froid s'insinuait dans son lit, son édredon effondré sur le parquet. Peu importait la réalité, l'aventure seule comptait.

Le jeune garçon appuya fermement sur la lourde poignée et la porte ancienne s'ouvrit dans un grincement lugubre. La voix lancinante percuta Léonard de plein fouet et électrisa son âme. Il arbora un sourire béat dès qu'il mit un pied dans la neige immaculée ; il n'en n'avait jamais vu, et Alfred les avait calfeutrés dans le manoir depuis plusieurs semaines pour les protéger du froid. Plusieurs ailes de la demeure avaient même été condamnées pour ce terrible hiver.

Léonard présenta sa main aux nombreux flocons blancs qui, prisonniers des bourrasques, virevoltaient dans tous les sens. Quelques-uns se déposèrent sur sa peau mate, se figèrent un bref instant et fondirent, laissant quelques gouttes glaciales d'eau sur son épiderme frigorifié. Il huma la froidure de l'air et se surprit à aimer l'odeur étrange de la neige. L'enfant fluet ne s'attarda pas sur le perron, la curiosité le mordait de plus en plus, alors il s'empressa de descendre les marches de pierres largement enneigées pour atteindre la cour intérieure. Il scruta sa gauche, il scruta sa droite, mais ne distingua pas l'origine de la mélodie. Il n'y voyait goutte à travers ce large rideau de velours blanc, et l'incroyable chant semblait venir de nulle part et de partout à la fois. Alors Léonard serra les paupières très fort et se concentra sur la voix entêtante. Les yeux ainsi clos, il se dirigea vers le centre de la cour, près de la fontaine gelée qui d'ordinaire faisait jaillir l'eau par la bouche de quatre immenses carpes koï. Il ouvrit ses grands yeux verts et aperçut, au bas de la queue de l'une d'elles, lové dans la neige cotonneuse, un enfant qui chantait sans remuer ses lèvres ; le son semblait provenir de son corps en entier.

- Qu'est-ce que tu fais là, toi ? Tu vas attraper froid.

Léonard grimpa sur le rebord de la fontaine verglacée et saisit l'enfant de ses petits bras. Il s'apprêtait à l'emmener avec lui à l'intérieur de sa maison, lorsque la terre se mit à trembler violemment.

- Alfred ! Alfred ! s'égosilla un Léonard paniqué qui tentait de rejoindre sa demeure chaleureuse, tandis que le sol le chahutait.

- Alfred ! Alfred !

La supplique de l'enfant se perdait dans le fracas assourdissant de la terre en colère.

- Alfred ! Alfred !

Pourquoi diable ne se réveillait-il pas ?

Lorsque le jeune Léonard atteignit le perron, il glissa sur une plaque de verglas que la poudreuse n'avait pas recouverte. Le séisme et la glace eurent raison de la stabilité de l'agile garçon dont les bras occupés par l'enfant étrange le rendaient aussi gauche qu'un acrobate débutant ou un faon qui vient de naître. L'enfant imprudent lâcha le nourrisson fascinant et s'affala tête la première sur la pierre glaciale. Il ne le savait pas encore, mais cette rencontre lui laisserait un souvenir qui jamais ne s'effacerait ; le choc brutal avait entamé sa peau tendre juste à l'extrémité de son œil gauche.

Avant de sombrer dans  l'inconscience, Léonard, à travers ses paupières mi-closes, aperçut le bébé en vol stationnaire juste au-dessus de lui. Ses iris jaunes semblaient pétiller de bonheur. Bizarrement, les flocons paraissaient l'éviter, comme s'ils rebondissaient sur une paroi magique qui le protégeait. Il vit encore un instant fabuleux ce bébé envoûtant qui, subtilement, battit de ses ailes de chauve-souris avant de disparaître.

Des ailes de chauve-souris...

Léonard sourit à cette idée. Avec son prénom d'alchimiste et celui significatif de son majordome, il avait tout pour devenir le successeur de Batman dans une bande dessinée américaine...

L'enfant se laissa peu à peu engloutir par l'obscurité, puis recouvrir par la poudreuse indisciplinée qui refusait de se laisser dompter par la dictature des bourrasques autoritaires. Alfred, le majordome impérieux, ne découvrirait son petit protégé que plus tard dans la nuit, lors du séisme destructeur. L'ultime séisme. Malheureusement, il n'aurait pas le temps de le secourir. À l'instant même où il se glisserait en dehors de la demeure mystérieuse, la façade du manoir s'écroulerait sur lui et l'enfant, les laissant pour de nombreuses heures à la merci de la froidure de cet hiver déjà interminable. Et ce n'était alors que le mois de décembre...

L'Enfant-Double - Tome 1 - Des retrouvaillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant