4 - papa

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1944
U.R.S.S.

  Les bombardements duraient depuis des semaines. Lorsque les réserves de nourriture apportées par Vlada vinrent à manquer, la trentaine de survivants piocha directement dans la cave de Mavra, qui contenait quelques bouteilles d'eau, de la viande séchée et du riz cru.
  Lyubov mangeait très peu et passait son temps allongée sur la couverture. En fait, son organisme fonctionnait au ralenti, comme un animal qui hiberne en hiver. Elle était cependant épuisée, car à chaque fois qu'elle parvenait à s'endormir, le souvenir des avions tueurs la réveillait en hurlant. Alors Vlada la berçait pendant des heures, et le phénomène se répétait inlassablement par la suite.

  La cave paraissait maintenant très étroite pour tout le village, et des tensions se créèrent rapidement. On accusait un tel de ne pas faire ses besoins au coin de la cave qui s'était vu attribuer cette fonction, un autre de ne pas faire taire son gamin...
  À chaque nouvelle dispute, Mavra se mettait debout sur la chaise qui trônait au centre de la pièce et lançait :

  - C'est chez moi, ici ! Si vous n'êtes contents, vous n'avez qu'à foutre l'camp !

  Et à chaque fois, Lyubov souriait car elle savait que Mavra ne serait jamais capable d'une chose pareille.
 
  La soirée du nouvel An eu ainsi lieu dans la cave de Mavra. Un homme d'une soixantaine d'années avaient emmené avec lui une guitare aussi vieille et cabossée que lui, et il en joua toute la soirée. Les enfants dansaient en ronde, insouciamment. Lyubov, elle, restait avec les adultes, machouillant une lanière de boeuf fumé.

  - Je gardais un troupeau de moutons quand j'étais petite, racontait Mavra. Et il y avait un petit agneau qui restait toujours avec moi, il ne suivait jamais sa maman.

  Lyubov n'écouta pas la suite. Elle regardait pensivement les enfants qui jouaient, et finit par les approcher, comme on avance vers un animal sauvage.

  - Je peux jouer avec vous ? demanda-t-elle timidement. Si vous ne voulez pas, c'est pas grave.

  Une petite fille aux cheveux blonds noués en deux tresses lui prit la main et la fit entrer dans la ronde. Ils étaient désormais tous assis en cercle, et une pile de vieux papiers se trouvait au centre.

  - Qu'est-ce que c'est ?
  - Chuut ! souffla le plus grand des garçons. On a trouvé ça sur une étagère, vers le coin toilettes. C'est top secret !
  - Ah bon...

  Lyubov hésita à retourner vers les adultes pour écouter l'histoire de l'agneau, mais finalement la curiosité l'emporta.

  - Quelqu'un doit lire ces lettres ! annonça le même garçon.
  - Tu n'as qu'à le faire, tu es le plus grand, proposa Lyubov en souriant.

  Il la foudroya du regard.

  - Je ne sais pas lire, espèce d'idiote. J'aide mon père à travailler dans les champs.

  Lyubov détourna le regard et ne parla plus. Le fils de paysan tendit alors le tas de lettres à une fillette aux yeux noirs, qui devait avoir neuf ou dix ans. Elle commença la lecture de la première lettre d'une voix monocorde :

  - Je t'écris cette lettre depuis la tranchée... Tous mes amis sont morts... Ça, c'est pas important. J'espère vite te revoir...
  - OK, suivante ! arbitra un petit garçon.

  Lyubov resta attentive à la lecture des trois prochaines lettres, qui disaient plus ou moins la même chose. Si elle avait compris qu'il s'agissaient de lettres de soldats à leur famille, elle était trop jeune pour saisir la gravité de la situation.
  La même fille continuait de déchiffrer l'écriture manuscrite des soldats, jusqu'à ce qu'elle tienne un document officiel, imprimé sur un papier jauni par le temps.

  - On dirait le compte rendu d'un espion  ! s'enthousiasma une autre fillette à l'air espiègle.
  - Dépêche-toi de lire !
  - Courrier officiel du front... Mars 1941... Madame Vlada...

  En reconnaissant le nom, elle baissa le ton de sa voix et les enfants durent s'approcher pour entendre la suite. Lyubov avait le coeur qui battait la chamade depuis qu'elle avait entendu le prénom de sa mère.

   - Nous vous annonçons la mort de votre mari... après ses loyaux services à l'armée Russe...

  Tous les regards enfantins se tournèrent vers Lyubov, qui ne comprenait pas. Sa mère ne lui avait jamais parlé de son mari, et ainsi elle avait grandi sans comprendre qu'elle avait un père.

  - Alors comme ça, ton père est mort, Lyubov ? s'écria le grand garçon, un sourire aux lèvres comme pour se venger de sa remarque.

  Vlada entendu ces derniers mots et laissa tomber au sol le verre d'eau qu'elle tenait entre ses doigts.

LyubovOù les histoires vivent. Découvrez maintenant