6 - aime-moi

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1945
U.R.S.S.

  Les bombardements avaient cessé dès le premier janvier. Les habitants sortaient de la cave de Mavra et découvraient leur maison détruite, leurs biens disparus.
  Depuis l'incident de la veille, Vlada n'avait pas adressé la parole à la doyenne du village et passait son temps avec Lyubov. La petite fille ne bronchait pas, il faut dire qu'elle ignorait tout ce son père, jusqu'à son existence.
  En voulant rester forte devant sa fille, Vlada avait construit une muraille autour du souvenir de son mari. Une muraille impénétrable. Elle se répétait que Lyubov découvrirait son père lorsqu'il reviendra de la guerre.

  Mais cela faisait maintenant quatre ans que Vlada attendait un mort. Sans rien savoir. Mavra recevait des lettres du front et ne les distribuait pas aux habitants du village.

  - On va partir, avait déclaré Vlada à sa fille lorsqu'elles furent devant les ruines de leur maison.

  Elle s'attendit à ce que Lyubov refuse, mais elle réagit à peine.

  - Va jouer. Je vais essayer de récupérer quelques affaires.

  Mais Vlada voulait surtout que sa fille ne voit pas ses larmes. Lyubov s'éloigna à petit pas et Vlada se laissa pleurer.

  - Vlada, entendit-elle derrière elle.

  Il s'agissait de Mavra, tenant le courrier officiel à la main.

  - Je suis désolée. Tu sais qu'j'ai fait ça pour Lyubov.
  - Et moi ? Tu as pensé à moi ? hurla Vlada en faisant face à la doyenne. Tu aurais pu m'en parler personnellement ! Au lieu de ça tu me disais de prier pour mon mari ! Et moi je priais pour des cendres.
  - Je...
  - Je ne veux rien savoir. Je ne veux plus entendre parler de toi, Mavra. C'est terminé. Lyubov et moi, on s'en va.

  Mavra hocha la tête, les yeux baissés. Elle était en totale soumission face à son erreur. Elle qui voulait protéger Lyubov, était sur le point de la perdre.

  - Où est-ce qu'vous allez ?
  - Peu importe. On s'en va. Maintenant sors de chez moi.
  - Laisse-moi revoir Lyubov. Une dernière fois.

  Vlada fit un pas en avant et répéta en détachant bien chaque syllabe :

  - Sors de chez moi.

  Vlada emballa les quelques affaires qui avaient survécu aux bombardements - des casseroles, un peu de vêtements - dans un grand drap et appela Lyubov.
  La petite fille arriva sans se presser et prit la main de sa mère.

  - Tu es prête ? On va marcher pendant longtemps, toi et moi.

  Mais Lyubov paraissait déjà fatiguée. Vlada aperçut une chaise à laquelle il manquait un pied, et eut une idée. À l'aide d'un bout de corde, elle attacha la chaise à son dos, et Lyubov se hissa dessus.
  Vlada se redressa et commença à marcher vers le sud. Elle voulait rejoindre la Chine et devait accomplir un périple d'une centaine de kilomètres.
  Le premier jour, elle marcha pendant trente kilomètres avant de trouver une auberge. Elle paya une chambre pour la nuit ainsi qu'un repas. Au moment d'aller se coucher, Lyubov observa sa mère qui se déshabillait et remarqua ses épaules meurtries par le poids de la chaise.
 
  Avant de sombrer dans le sommeil, Lyubov ferma très fort les yeux et tenta de se représenter son père. Elle se demanda s'il l'aimait.

1956
Mer du Japon

  Le ciel devenait noir, comme une grande bouche ouverte pour dévorer l'océan. Alors une ligne rouge zébra l'obscurité et une centaine d'avions apparut. Ils lançaient des bombes qui atterissaient dans l'eau. Puis l'une d'elle toucha l'embarcation. Lyubov sentit le liquide salé entrer dans ses poumons.

  - Au secours ! tentait-elle d'hurler.

  Une main lui empoigna le bras et le secoua.

  - Lyubov ! Réveille-toi !

  Elle ouvrit les yeux et parvint enfin à pousser un cri étranglé. Elle se redressa dans le lit et se tourna vers Anton, qui la regardait avec tendresse.

  - Tu fais des cauchemars presque toutes les nuits, remarqua-t-il.
  - Je sais. Et c'est toujours les mêmes.

  Alors Lyubov sortit du lit et enfila un peignoir sur son corps nu. Elle se rendit à la salle de bains d'Anton et fit couler de l'eau tiède dans la baignoire.
  Le jeune homme la suivit et déposa un baiser sur son épaule.

  - Je sais que c'est difficile, mais il faudrait que tu oublies tous ces mauvais souvenirs. Ils ne doivent plus t'affecter.
  - Et si je ne voulais pas les oublier ?

  Elle se plongea dans le bain et poussa un soupir de soulagement en sentant ses muscles se détendre. Anton la rejoignit et se plaça en face d'elle. Il posa ses mains sur les genoux de Lyubov et la regarda dans les yeux.

  - Alors tu continueras de souffrir.

LyubovOù les histoires vivent. Découvrez maintenant