Chapitre Premier

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Elle était là, juste devant Aglaé. Celle-ci n'avait plus qu'à tendre le doigt pour pouvoir la toucher. Mais elle savait que cela n'allait pas marcher, et que bientôt, elle se réveillerait, se rappelant plus ou moins bien de cette épopée. Enveloppée par le brouillard, la jeune fille n'avait plus que cette entité pour repère. Les minutes passaient, le compte à rebours était lancé. Et comme toujours, comme chaque nuit, Aglaé s'éveilla dans ses draps de soie sans avoir eu le temps de voir la femme disparaitre. 

° ° °

Elle marchait, à contre-sens de cette foule dense et morose. Le souffle coupé, elle se pressait pour quitter ces quartiers bondés. Le brouhaha s'élevait au dessus des immeubles, et quelques pigeons malheureux tentaient de survivre en évitant les pieds maladroits des commerçants et écoliers. De quelques ruelles s'échappaient les appels des commerçants, et l'odeur du poisson frais tout juste pêché venait titiller les narines de la jeune fille. Les mains enfoncées dans ses poches, et le nez enfoui dans son col, Aglaé ne prêtait plus attention à ces détails quotidiens.

Se sentant peu à son aise au coeur du corps uniforme que formaient les habitants de la petite ville, Aglaé regretta de ne pas être restée chez elle. Elle aurait pu prétexter un mal de crâne, puis se serait pavanée dans son jardin, son petit paradis. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige... Elle pouvait y passer des heures. Peut-être même que Tobias l'aurait rejointe, fidèle habitué de l'école buissonnière.  Cependant, ce jour-là, et comme tous les jours qui suivraient désormais, elle devrait traverser cette rue dénuée d'émotions pour rejoindre son lycée dans lequel s'entremêlaient conformisme et traumatismes.

Un coup de vent vint caresser son visage, et balayer ses courts cheveux de jais. Mais, indifférente, elle garda ses beaux yeux bleus rivés sur le sol, ne voulant pas risquer de se noyer dans le regard transparent des passants. Bientôt, elle aperçut la devanture de ce bâtiment qu'elle n'avait pas vu depuis deux mois.  Elle leva son visage fatigué vers la froide façade de pierre. Les briques vieillies et abimées par la brise marine s'effritaient par endroits et donnaient l'impression que tout risquait de s'écrouler à la moindre bourrasque.  La jeune fille passa les grilles imposantes d'un pas déjà las, et se dirigea vers un banc solitaire, à l'opposé de la masse d'élèves attendant à l'entrée de la cour.

Elle regardait, dédaigneuse, ces corps entassés et happés par un épais nuage de fumée. L'odeur s'échappant de sa veste en jean suffit à lui faire comprendre qu'elle était déjà imprégnée des senteurs nauséabondes des cigarettes consommées de bon matin. Elle soupira longuement. Elle avait encore une petite dizaine de minutes à patienter avant de se rendre dans l'amphithéâtre, dans lequel on lui annoncerait avec qui elle serait contrainte de passer l'année. Assise, elle sortit un vieil exemplaire usé des Calligrammes d'Apollinaire, et en lut quelques pages avant que la sonnerie ne retentisse et ne l'arrache à ses rêves.

Le pas traînant, elle se laissa guider par le troupeau et rejoignit le dernier rang de l'amphithéâtre, tout en guettant du coin de l'oeil la venue de son amie Ysalis. De son siège, elle surplombait les élèves et était également la plus proche de la sortie, prête à fuir rapidement. Les grands murs de bois sombres donnaient un air médiéval au lieu, et seul le grand écran projeté sur le mur blanc en face d'elle venait le moderniser. Tandis que les chaises, fixées les unes aux autres, collectionnaient les multiples défauts qui empêchaient quiconque d'être bien installé. Et enfin, la jeune lycéenne songea à l'hiver à venir, dont le froid s'infiltrerait au sein de ces fins murs pour venir hanter les élèves. Jamais le moindre radiateur n'avait semblé fonctionner ici, et cette grande salle était vouée à retenir en elle un souffle glacial. Aglaé réprima un frisson en constatant que rien de positif ne semblait pouvoir se dégager de ce lycée.

L'Île au BrouillardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant