Chapitre Six

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Comme le groupe d'amis l'avait convenu, ils se retrouvèrent tous chez Aglaé le samedi soir qui suivait la semaine de leur rentrée au lycée. Adjib Mohaara leur avait cuisiné ses éternels cookies, et les guirlandes du jardin les plongeaient dans une ambiance particulièrement chaleureuse. Ils discutaient, comme hors du temps, et profitaient de ces moments pour souffler et s'évader un petit peu.

Seul Ange ne semblait pas réussir à se relaxer, et tous l'avaient remarqué. Des cernes violacées faisaient ressortir ses yeux bleus, et ses joues étaient creuses. Leur rayon de soleil était plus terne qu'à son habitude. Cependant, le garçon n'avait jamais été du genre à se confier alors qu'il était l'oreille idéal pour qui aimait extérioriser. Aglaé avait de nombreuses fois fait appel à lui, notamment lorsqu'elle savait Tobias trop dépité par le départ d'Ochen, son jumeau, pour l'écouter.

En définitive, il avait tout d'un ange, Ange. Il était grand, beau. Ses cheveux blonds étaient naturellement bien coiffés, et ses yeux bleus rendaient fous et folles ses prétendant(e)s. Et pourtant, il ne se confiait jamais en retour. Alors que ses amis l'invitaient souvent à partager ses pensées avec eux. Il préférait les coucher à l'écrit. Ange faisait partie de ses âmes égarées de dix-huit ans qui tenaient tous les soirs un journal intime. À vrai dire, ce journal ressemblait plutôt à un vieux carnet trop usé, dont les pages se détachaient au moindre coup de vent. Plus d'un an auparavant, il avait réussi à se confier. Pour la première et unique fois de sa vie, il avait dévoilé son histoire, entièrement. Il avait exprimer ses peurs, ses pires angoisses, à l'oral. Et tout cela à un inconnu. Les deux garçons s'étaient retrouvés face à face, un soir d'été. Ils avaient tout deux eu le besoin de se parler, profitant du fait de ne pas se connaitre pour pouvoir tout déballer sans craintes.

Seul dans son coin, Ange fronça les sourcils, nostalgique. La température avait chuté, le garçon ramena ses genoux à son visage. Oui, le temps d'un soir, un soir suspendu dans le temps, il avait trouvé une âme aussi perdue que la sienne. Samaël. Il sourit légèrement, se rappelant le doux nom de celui qui lui était apparu comme un pilier insoupçonné. Mais le garçon en question avait disparu du jour au lendemain. Et avec lui était parti le peu de courage qu'Ange gardait jusque là précieusement avec lui. Elijah vint le rejoindre. Le mannequin s'installa à ses côtés sans un mot, il alluma sa cigarette en jetant un regard en coin à Ange.

— Il semblerait que l'ange soit hanté par ses démons.

Le blond sourit doucement. Il ne trouvait pas la force de s'exprimer. Il se sentait tomber, encore et encore, dans un gouffre dont il n'était pas sûr de pouvoir ressortir un jour. Le garçon se contenta de hausser les épaules, le regard perdu dans le vide.

À quelques pas de là, Aglaé riait en compagnie de Tobias. Elle ne se doutait pas du mal-être d'Ange, son ami finlandais. Pourtant, elle avait remarqué, quelques jours auparavant, qu'il perdait progressivement son sourire légendaire. Mais les yeux noirs d'Owen, les cheveux d'or de sa maman, venaient lui obstruer la vue. D'ailleurs, elle posa ses yeux sur Ysalis, qui discutait tranquillement avec Ismaël et Ethel. Son coeur se serra. Tous ces mystères venaient s'interposer entre elle et sa meilleure amie, et elle avait l'amère impression qu'elles étaient en train de s'éloigner. Pourtant, les deux jeunes filles se connaissaient par coeur. Ysalis avait été là pour Aglaé à la mort de sa mère, et en retour, Aglaé l'avait réconforté au départ d'Ochen. Le jumeau de Tobias avait brisé le coeur de l'adolescente aux cheveux pourpres, qui en était profondément amoureuse. Mais depuis la rentrée, depuis qu'Owen était revenu et qu'Ysalis avait déménagé, plus rien n'était comme avant. Déterminée, Aglaé se leva pour s'approcher de sa meilleure amie. Comme si celle-ci avait compris ses intentions, elle se dirigea vers l'intérieur de la maison, invitant Aglaé à la suivre.

— Aglaé, je ne peux pas répondre aux questions que tu te poses.

La situation illustrait parfaitement ce que les deux amies étaient en train de vivre. Elles se faisaient face, chacune ne sachant comment agir avec l'autre.

— Tu ne vois pas comme ça nous bouffe, Ysa ? S'il te plait... Dis-moi juste ce qu'il se passe avec Owen. Je ne suis pas idiote, même si tu sembles le penser ces temps-ci.

Ysalis se sentit défaillir. Aglaé s'engageait sur un terrain glissant.

— Je ne peux pas t'en parler, Aglaé.

— Donc il y a bien quelque chose... Ysalis, tu ne m'as jamais menti.

La jeune De Villiers soupira en passant ses mains dans ses longs cheveux rouges. Elle implorait Aglaé du regard, désirant à tout prix que celle-ci cesse ses investigations qui risquaient de ruiner leur amitié. Comment lui faire comprendre que ces mensonges avaient pour seul but de la préserver d'un secret bien trop lourd à porter ? Aglaé sentait ses forces la quitter, alors qu'elle tentait de se calmer. Les mots pouvaient être cruels, de fait elle prenait sur elle, craignait plus que tout de laisser ses mots échapper à sa pensée. Elle avait beau ne pas toujours le montrer, sa relation avec Ysalis faisait partie des choses qu'elle chérissait le plus au monde. Elle ne supporterait pas de la perdre. Mais alors qu'elle s'apprêtait à lâcher les armes, le regard d'Owen vint la hanter de nouveau.

— Que sais-tu des raisons pour lesquelles Owen est devenu muet ?

Le silence lui répondit mais les yeux verts d'Ysalis en disaient plus que mille mots. Déçue, Aglaé secoua la tête avant de tourner le dos à son amie pour rejoindre le jardin.

Le lundi matin, le groupe de lycéens arrivèrent exténués dans leurs lycées respectifs. La soirée du samedi soir s'était terminée très tôt le dimanche, et ils ne s'en étaient pas encore complètement remis. Tobias avait donc fait le choix de rester dormir une journée de plus, tandis qu'Aglaé comatait en écoutant à peine le cours auquel elle assistait. De son côté, Ange Helvetti était également resté chez lui, mais pour des raisons différentes. Certes, la fatigue ankylosait ses membres et son corps lui hurlait de rester au lit. Mais si le garçon ne pouvait quitter sa maison, c'était surtout pour qu'il puisse veiller sur son père qui se remettait péniblement d'une gueule de bois violente. Aatos Helvetti était alcoolique depuis le départ de sa femme qui, après des années à les négliger lui et son fils, avait rejoint Paris pour emménager avec son amant. Dès lors, Ange était toujours resté aux côtés de son père qui peinait à remonter la pente et l'aidait du mieux qu'il pouvait à gérer le garage automobile qu'il possédait en périphérie de la ville.

° ° °

— Tobias, révise.

Celui-ci grogna doucement tout en continuant à griffonner dans un coin de son cahier. Aglaé l'avait trainé de force à la bibliothèque, ne pouvant concevoir de voir son meilleur ami couler dès le début de l'année.

La jeune fille laissa un instant son esprit s'échapper, et ses yeux parcouraient les immenses étagères pleines de livres. Comme pour préserver le mythe de la littéraire, il était vrai qu'elle se sentait particulièrement bien entre ces murs. Mais si en effet les livres l'apaisaient, la raison de son bien-être était toute autre. Depuis plusieurs années, la petite ville était corrompue par cette entreprise internationale qui s'y était implantée 20 ans plus tôt. Ainsi, chaque boutique, chaque restaurant, se voyait offrir d'importants pots de vin en échange de services parfois illégaux. On parlait même d'un sinistre hôpital psychiatrique, sur l'Île au Brouillard... Il appartiendrait entièrement à l'entreprise en question et de terribles légendes en revenaient.

Aglaé frissonna. Seuls quelques établissements résistaient. Cette bibliothèque en faisait partie, tout comme le Café Nebbia tenu par Kinn sur le port, ou encore leur lycée, dont la directrice, la mère d'Owen, semblait fermement opposée à ces manigances.

— Pour quelqu'un qui voulait réviser, tu sembles peu motivée, la taquina Tobias.

Sous cet air moqueur, la jeune fille le devinait inquiet, alors elle se concentra de nouveau sur son cahier.

— À nous deux, Hédonisme d'Épicure... 

L'Île au BrouillardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant