Chapitre Vingt-Cinq

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La machine était lancée. Aglaé, plus déterminée que jamais, n'en dormait plus. Ces vacances tombaient à point nommé et elle passait ses journées à chercher un moyen pour mettre Alexi Edel hors d'état de nuire. Mais elle devait se rendre à l'évidence. Du haut de ses dix-sept ans, elle ne pouvait s'imaginer l'arrêter elle-même. De ce fait, elle avait convaincu Ysalis d'organiser un dîner entre Aimée, Paule, et Adjib. Il était temps que les adultes prennent part à leur aventure.

Aglaé sursauta en entendant les mères De Villiers toquer à leur porte. Elle entendit son père aller leur ouvrir gaiement, sachant qu'ils avaient toujours été de bons amis. La jeune fille souffla un instant, réticente à l'idée d'affronter ce dîner. Depuis qu'elle s'était disputée avec Owen, elle ne pouvait cesser d'y penser et de chercher ses yeux noirs à chaque angoisse. Elle s'en voulait profondément, au point de sentir ses tripes se serrer à chaque pensée tournée vers le garçon. Enfin, elle arriva à se forcer à descendre. Aimée lui baisa tendrement les joues alors que Paule la serrait dans ses bras. Aglaé croisa le regard d'Ysalis en réalisant qu'elles allaient gâcher la soirée de leurs parents. Ils se mirent à table dans la bonne humeur, Adjib étant un excellent cuisinier, toute la maison dégageait une odeur follement alléchante. D'abord, la conversation se tournait vers diverses futilités. Une cousine lointaine qui se mariait, une nouvelle promotion à venir ou encore de nouveaux produits exotiques arrivés au marché de la Grande Place... Ne tenant plus, Aglaé finit par céder et oublier de prendre le sujet avec des pincettes.

— Ysalis et moi avons à vous parler.

Les trois paires d'yeux se posèrent sur elles-deux, étonnées. Et la jeune Mohaara pouvait sans peine deviner ce qu'ils pensaient. L'une d'elles serait-elle enceinte ? Sortaient- elles ensemble ? Voulaient-elles arrêter les cours ? Et ce qu'elle prononça par la suite eut l'effet d'une bombe, achevant de couper l'appétit à Aimée qui repoussa son assiette.

— Nous allons arrêter Alexi Edel.

Le visage de la mère d'Ysalis commençait à virer aux rouges, alors qu'Adjib Mohaara regardait sa fille avec déception.

— Agla-Jolie, nous avons déjà eu cette
conversation.

À la grande surprise de la jeune fille, Ysalis prit la parole.

— Nous avons des preuves en plus. Il suffit juste de convaincre la police d'agir. Et nous savons déjà comment procéder mais nous avons besoin de vous. Vos paroles valent plus que les nôtres.

— Mais ne valent rien face à la sienne, cracha Aimée, tremblante de rage.

Un silence pesant s'abattait sur la salle alors qu'Aglaé avait l'impression de porter le monde sur ses épaules. Lassée, elle lâcha d'une traite :
— Oh, et puis merde... Papa. Tu sais, on pensait que maman était morte en voulant sauver un adolescent suicidaire ?

Adjib avait pâli, mal à l'aise quant à la tournure que prenait ce repas. Il acquiesça doucement.

— Le garçon en question était Samaël Edel. Le fils d'Alexi.

Aimée s'étouffa et Paule tapa doucement son dos pour qu'elle puisse reprendre son souffle.

— Et il n'a pas tenté de se suicider. C'est Alexi qui a voulu le tuer et qui a poussé maman à l'eau par la même occasion. Il l'a tuée, papa.

Et elle enchaîna, taisant la culpabilité qui lui rongeait le ventre. Son père semblait vidé de l'intérieur, et son teint habituellement bronzé avait viré au blanc.

— L'hôpital psychiatrique de L'Île est dirigé par la Die Adligen Company. J'y suis allée, et...

— Tu as quoi? s'indignait Adjib. Mais Aglaé continua, lancée dans sa tirade.

— En sous-sol, ils y ont enfermé des gens qui, je vous l'assure, n'ont rien de fous... J'y ai vu Laurent Pazzo, l'un des anciens grands opposants de l'entreprise. Ainsi que...

Elle coula un regard à Aimée qui fixait un point imaginaire en face d'elle.

— Votre avocate. Laurel DesPrès. Ils y sont séquestrés et les médecins usent de la violence sur eux.

Et pour la première fois depuis des années, Ysalis reconnut une lueur familière dans les yeux de sa mère. L'espoir.

— En définitive, nous avons besoin de vous pour mettre au courant toute la ville. Beaucoup de commerces sont corrompus mais certains établissements ont toujours résisté. Notre lycée...

Aglaé pensait affectueusement à Ivy.

— Mais également la bibliothèque de la ville, ou encore la Café Nebbia tenu par Kinn, sur le port...

Adjib, jusque-là pensif, finit par cogner le poing sur la table.

— Je vais lui faire la peau. Je suis avec toi, ma fille. Et sois sûre que la ville entière sera bientôt indignée à nos côtés. La police finira bien par nous entendre, lorsque nous manifesterons pour que cette foutue entreprise déguerpisse sur le champ. Ah... Si seulement Océane m'en avait parlé, à l'époque. Tu sais, elle avait déjà des doutes quant à la Die Adligen Company, et c'est probablement la raison pour laquelle elle se trouvait sur ce pont, ce jour-là.

°°°

Aimée, Paule et Ysalis avaient fini par rentrer chez elles. Elles semblaient toutes déterminées et Aglaé commençait à réaliser que sa mère allait peut-être enfin être vengée. Son père était parti se coucher tandis qu'elle restait assise en tailleur dans son lit. La jeune fille n'avait pas envie de dormir.

Finalement, elle se dirigea à pas feutrés jusqu'à l'ancien bureau de sa mère. Sans but précis, elle jeta un regard désabusé sur les étagères pleines à craquer. Elle passa une heure à fouiller les dossiers, mais rien ne mentionnait l'entreprise. Enfin, elle tomba sur un grand classeur mais il était si large qu'elle songea à abandonner. Peinant à porter le dossier pour le remettre à sa place, la jeune fille jura en faisant tomber quelques dizaines de feuilles. Aglaé prit soin de toutes les ramasser, tout en jetant un regard sur chacune. Elle ne voulait pas risquer de passer à côté de quelque chose. C'est ainsi qu'enfin, quelque chose attira son attention.

Au coin d'une feuille traitant d'un sujet quelconque, quelques mots manuscrits avaient été maladroitement écrit au coin de la feuille. Les yeux plissés, Aglaé tentait de déchiffrer ce que le temps n'avait pas effacé.

Une liste de noms, puis une date et d'un point d'interrogation. Au coeur de la liste, les noms de Laurel DesPrès et de Laurent Pazzo se suivaient. Et la jeune fille reconnut sans peine la date à laquelle sa mère avait trouvé la mort. Songeuse, et peu surprise, elle rejoignit son lit. Tout lui semblait évident, désormais. Océane Mohaara était au courant de tout. Elle savait pour l'hôpital, et visiblement elle avait soupçonné que quelque chose de louche se passerait le jour où le pont serait privatisé.

Elle soupira, ramenant ses genoux contre elle et enfouissant son visage contre ceux- ci. Owen lui manquait. Beaucoup, beaucoup trop. Elle avait pris l'habitude de se réveiller avec lui. Elle aimait le sentir gêné lorsqu'il remarquait qu'ils avaient dormi l'un contre l'autre. Voilà plusieurs jours qu'Aglaé n'avait plus senti son coeur exploser dans sa poitrine et cela lui manquait. Terriblement.

Elle osa lui envoyer un message, s'excusant pour la dernière fois. Et c'est en attendant une réponse qu'elle tomba finalement dans les bras de Morphée.

Elle fut réveillée brusquement par des chocs répétés contre sa fenêtre. Elle sursauta en voyant un visage la regarder à travers la vitre. Owen. Qui la pressait de lui ouvrir. En équilibre sur une branche, le garçon grelottait. Aglaé sourit en se hâtant de le tirer à l'intérieur.

— Bordel, il fait froid.

Elle rit en le serrant dans ses bras. Surpris, il passa les siens autour d'elle, son menton posé sur le haut de son crâne. La jeune fille sentait son coeur exploser et son corps s'alléger, comme si toutes ses peines et angoisses venaient de s'envoler. De s'envoler aux côtés de ces papillons tumultueux qui généraient un monstrueux désordre au creux de son ventre.

— Tu m'avais manqué, murmura-t'elle, et il sourit doucement.

Sereinement, elle le mena jusque son lit, et ils se blottirent sous la couette. Sans un mot, l'un contre l'autre, ils s'endormirent le sourire aux lèvres.

L'Île au BrouillardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant