Chapitre Seize

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Ethel Corsen manquait cruellement de confiance en elle, probablement à cause du fait qu'elle n'avait jamais entretenu de réelle relation avec ses parents et qu'elle avait toujours cru que c'était de sa faute. Homme et femme d'affaire, ils n'étaient jamais présents et leur fille passait toujours en second plan. Ainsi, elle s'attachait toujours très profondément aux personnes qui semblaient s'intéresser à elle, et elle pourrait tuer pour défendre ses amis. Lorsqu'elle vit Aglaé tremblant comme une feuille aux bras de cet homme immense, elle ne se posa pas de questions. Envahie par la rage, elle le prit par surprise en lui assénant un coup sec à l'arrière du crâne, avec l'extincteur qu'elle avait décroché du mur.

Jamais elle n'avait vu son amie dans un tel état. Un cercle de sang entourait son oeil droit, et ses joues ruisselaient de larmes. Ethel chassa sa curiosité qui arrivait au galop, et se hâta d'attraper le bras d'Aglaé. Elles devaient fuir, à tout prix. Heureusement, le personnel était peu nombreux, Ethel était passée par les combles, ainsi que par de vieux réseaux de tuyauterie desquels elle avait entendu le cri déchirant d'Aglaé. Elles sortirent rapidement de l'hôpital, et profitèrent de la tombée de la nuit pour se réfugier le plus loin possible des regards. Ethel aurait voulu réconforter son amie, et lui poser quelques questions, mais celle-ci ne semblait pas sortie de son état de torpeur, alors la jeune rousse se contenta de caresser délicatement son dos en lui chuchotant des mots doux. De sa manche, elle lui essuya les joues, mais ne parvînt pas à retirer tout le sang. Elle ne trouva aucune plaie, et frémit en réalisant que ce sang n'appartenait à aucune d'entre elles. Aglaé était ailleurs, comme si elle se croyait encore dans ce couloir morbide. Les yeux vitreux, elle tremblait encore, et sursautait au moindre craquement de brindille.

° ° °

Owen n'avait de cesse de se torturer l'esprit. Le toc, toc d'Agar avait semblé clair comme de l'eau de source. Samaël n'avait pas tenté de la tuer. Pourtant, le garçon aux yeux noirs se répétait constamment la scène de cette nuit-là, et revoyait toujours distinctement son grand-frère posté au-dessus du corps ensanglanté de la jeune fille. Tout cela n'avait aucun sens, aucun. Il marchait au bord des falaises de l'Île quand Ewig émit un glapissement. Owen se tourna vers lui et vit que le chien-loup s'était assis, ne voulant plus avancer.

— Depuis quand ne veux-tu plus te promener, toi ?

Le chien remua la queue un instant avant de lui tourner le dos, et de rebrousser chemin vers leur maison. Owen ricana, désespéré. Il haussa les épaules et le suivit, tentant tant bien que mal de garder un oeil sur lui malgré le brouillard. En passant à côté du pont, il lui sembla voir une silhouette familière y marcher. Une amie d'Ysalis, sans doute. Puis, il arriva enfin dans sa rue. Mais au lieu de trouver Ewig l'attendant sagement devant sa porte, il le vit accompagné d'un corps tremblant. Le chien se blottissait contre la personne, qui releva timidement la tête vers le garçon.

Aglaé.
Aglaé dans un état lamentable.

Owen se hâta de l'aider à se lever car elle s'était accroupie sur le sol. Comme d'habitude, les mots se coinçaient dans sa gorge, l'empêchant de poser les questions qui surgissaient dans son esprit. Il posa sa veste sur les épaules tremblantes de la jeune fille alors qu'il tentait de voir si le sang sur son visage était le sien. Elle semblait terrorisée et s'agrippait au garçon comme à une bouée de sauvetage. Le coeur battant à tout rompre, celui-ci la serra fort entre ses bras, ayant le sentiment d'être le seul pouvant la rassurer, le seul pouvant la comprendre. Le jeune franco-allemand eut un sentiment de déjà-vu en menant discrètement la jeune fille jusqu'à sa chambre, puis jusqu'à sa salle de bain de laquelle il entreprit de lui nettoyer le visage. Aglaé se laissa faire, reprenant doucement ses esprits. C'était la deuxième fois qu'elle échouait lamentablement chez lui, après avoir fui cet établissement horrible qu'était l'hôpital. Enfin, elle se hâta d'aller se glisser sous les draps de soie du garçon, qui la rejoignit légèrement gêné. Il la sentait encore trembler alors qu'il rêvait pouvoir la venger face à la chose ou personne qui avait osé la rendre dans cet état. Il voudrait détruire tout ce qui pouvait lui faire peur, ou la blesser.

De son côté, Aglaé savourait le silence, le calme. Elle se sentait en sécurité et ce sentiment si contraire à tout ce qu'elle avait ressenti cette soirée-là lui fit un bien fou. Peu à peu, l'atmosphère autour d'eux devenait plus légère. Ils explosèrent de rire lorsqu'Ewig vint les écraser, puis tentèrent de se calmer pour ne pas réveiller Ivy avant d'exploser de rire de plus bel face au ridicule de la situation. Owen passa de longues minutes à pointer les étoiles phosphorescentes de son plafond du doigt. Il expliqua méticuleusement à Aglaé la signification de chacune alors qu'elle l'observait discrètement. Allongés côte à côte, entourés de ces étoiles pleines de sens et bercés par la respiration d'Ewig, ils avaient l'impression d'être dans leur univers. Et peu à peu, Aglaé commençait à accepter les sentiments qui naissaient en elle, et qui faisaient s'envoler des millions de papillons au creux de son ventre à chaque fois que le muet lui parlait.

Lorsque celui-ci était revenu au lycée après une année d'absence, la jeune fille avait de suite été intriguée. Lassée de ces lycéens superficiels, elle avait été si étonnée de voir l'un d'eux métamorphosé. Owen Edel, ancien élève adulé de tous, était revenu plus mystérieux que jamais. Et il trainait derrière lui un paquet d'énigmes, qu'Aglaé avait réussi à résoudre peu à peu. Ysalis, son père, Agar... Le garçon aux yeux noirs ne lui était plus inconnu. Il parlait désormais de l'étoile situé juste au-dessus d'eux. Aglaé le trouvait beau. Sa peau était très blanche. Peut-être même un peu trop. Et ses yeux étaient profondément noirs. Sa voix rauque rappelait à la jeune fille qu'elle était l'une des seules privilégiées à pouvoir l'entendre s'exprimer. Finalement, ses réflexions l'avaient entièrement sorties de l'hôpital, et ses pensées étaient désormais complètement tournées vers le garçon. Elle repensait au fait que, naturellement, elle avait ressenti le besoin de le voir, plus tôt dans la soirée. Comme si ce grand gaillard qu'elle connaissait depuis peu avait le pouvoir de la sauver, de la protéger de tout et de tous.

— Seules ces trois petites étoiles, là, n'ont pas encore de significations. Je les ai accrochées récemment.

Aglaé se tourna vers le plafond, vers le ciel, pensa-t-elle. Ces trois petites étoiles étaient regroupées, comme si elles se soutenaient face à ces grands astres les oppressant. Soudées comme jamais, elles paraissaient à la fois faibles et invincibles. La jeune fille souffla, en profitant pour se rapprocher doucement du côté du lit occupé par Owen.

— C'est normal, c'est une constellation...

— Une constellation ?

Il tourna sa tête, ils se faisaient face.  Elle lui répondit en souriant doucement.

— La Constellation d'Aglaé.

Il rit doucement, sans la lâcher du regard.

— Très bien, va pour la Constellation d'Aglaé alors.

Ils pouffèrent silencieusement, mais Owen se tut en voyant que la jeune fille à ses côtés s'endormait. Attendri, il tira sur les draps pour s'assurer qu'elle en était entièrement recouverte. Owen la trouvait belle. Sa frange en désordre laissait voir son front, et ses yeux bouffis par les larmes semblaient encore plus grands qu'à l'usuel. Lorsque la jeune fille fermait les yeux, elle laissait voir d'elle-même une nouvelle facette. Comme si sa carapace disparaissait, et permettait à quiconque de pouvoir la voir sans filtre. Owen sourit en se disant qu'il était l'un des seuls privilégiés à la voir ainsi. Enfin, il s'endormit en fixant ces trois petites étoiles, qui semblaient danser en face de ses pupilles fatiguées.

L'Île au BrouillardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant