1- Dispute, amis et piano

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Tout doucement, ses doigts fins accrochaient les touches d'ivoire. Successivement, chacune résonnait, faisait éclater un bruit doux, et venait ravir les pensées du jeune homme. Tout se produisait dans la délicatesse, à un instant précis et unique, et pourtant dans chaque note transparaissait l'imprévu, l'aléatoire, presque le divin, le destin. Chaque accord le transportait ailleurs, loin, très loin de son clavier aux touches usées, et ses mains continuaient de tisser la musique de manière mécanique, improvisant sans s'arrêter pour l'emmener toujours plus près des étoiles.

Soudain un porte claqua. Première fausse note, un des aléas de la vie. Très vite le jeune homme reprit contenance, reconcentra son esprit au bout de ses doigts, et accéléra le rythme. Il savait que tout serait bientôt fini, mais il avait ce besoin viscéral à assouvir, cette pulsion qui le poussait à arriver au bout de la mélodie, quoi qu'il lui en coûte. La rapidité de ses mains parcourant le clavier frôlait la vitesse du son, anticipait chaque note avant qu'elle ne sorte de l'instrument. Tout s'emballait, la musique, son corps, son esprit, son cœur.

-Thomas! Hurla derrière lui une voix éraillée par la douleur.

Les mains du jeune homme s'abattirent sur les touches brutalement, coupant court à sa course contre le temps. La rage le submergea, remonta le long de ses doigts, parcourut sa colonne vertébrale jusqu'à atteindre la racine de ses cheveux bruns. et chaque parcelle de son corps se tendit sous la frénésie de l'échec. Mais très vite, la tempête de sentiments se calma, pour ne laisser qu'une mélancolie douloureuse.

Il y était presque. Encore une fois, il n'avait pas pu atteindre cet idéal qui lui tendait les bras depuis si longtemps. Chaque jour, il s'en rapprochait de plus en plus, il le savait, mais chaque jour ce bonheur lui glissait lamentablement entre les doigts. Il se trouvait pathétique à poursuivre ainsi une utopie qui ne cessait de se dérober à lui. Au fond, un idéal était-il destiné à être atteint, ou juste à rester à l'état de rêve? Cette question lui taraudait l'esprit depuis un long moment.

Tout à coup une main froide l'empoigna par le col de sa chemise blanche et le tira vers le ciel, le forçant à se relever. Ses genoux heurtèrent violemment le banc alors que ses jambes fines se tendaient sous son poids, et il manqua de tomber en avant. Seulement, la main qui se serrait sur son cou, l'étranglant à moitié, l'empêcha de chuter et l'entraîna loin du clavier. Alors que la poigne le relâchait, lui permettant enfin de reprendre son souffle, sa joue droite vint se colorer avec fracas d'un rouge vif, qui contrastait avec la pâleur de sa peau.

-Tu n'es qu'un faible! Un lâche! Un égoïste! Un salaud!

Il ferma les yeux, ne voulant pas affronter le regard plein de larmes de sa compagne. Il méritait cette claque, il le savait parfaitement. Il s'étonna même qu'elle ne soit pas plus féroce dans ses propos et dans ses gestes, car il savait que la jeune femme était plutôt sanguine, contrairement à lui.

Il avait fait une erreur. Cette incartade allait même sûrement marquer la fin de leur longue relation. Trois ans à s'aimer tendrement, et il venait de tout gâcher sur un coup de tête, une envie irrépressible et involontaire. Pourtant, les remords se faisaient attendre, à cette idée il ne ressentait aucune déception.

-Je suis désolé, lâcha-t-il faiblement, plus par acquis de conscience que pour réellement s'excuser.

Le silence seul lui répondit, mais fut très vite troublé par de longs sanglots, qui s'échappaient involontairement de la poitrine de Lara. Levant enfin le regard, il vit toute la peine qu'il lui avait causée, ravageant le joli minois de la jeune femme, et un semblant de regret le prit à la gorge. Tendrement, il saisit alors de ses lèvres celles de sa conjointe, en un baiser salé et amer. Un baiser de pardon. Probablement le dernier qu'il lui offrirait.

À l'UnissonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant