1 - Le paradoxe d'Axilante

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Encore une journée de turbin d'expédiée. Je m'arrête devant mon casier que je déverrouille pour troquer ma combinaison contre mes fringues habituelles, puis je retire le masque respirateur qui laisse une empreinte en négatif autour de ma bouche et de mon nez. Pareil autour des yeux quand j'enlève les lunettes de protection. Le reste de mon visage est noirci par la poussière de minerai d'altane, que j'essaye d'enlever avec un chiffon en attendant de pouvoir regagner mes pénates.

Le résultat de l'opération est franchement pas terrible. Au final j'ai plus étalé qu'essuyé. La poussière s'est logée dans le creux de mes cicatrices et dessine des sillons noirs sur ma figure. J'en ai jusque dans les oreilles, sous les ongles aussi. Je peux même voir mes empreintes digitales. Cette saloperie s'incruste vraiment partout et je me demande si je parviendrai à m'en débarrasser.

— Hé Connor !

Tak se plante à côté de moi avec un large sourire auquel y manque des chicots. Si ma trogne fait déjà peur à voir, la sienne est encore pire.

— On s'taille au bar avec les gars, tu t'amènes ?

— Nan. J'passe mon tour.

Demain c'est relâche et j'aimerais bien passer mon jour de congé autrement qu'au-dessus de la cuvette des chiottes à me remettre d'une gueule de bois.

— Allez ! s'exclame Tak qui me décoche un coup de coude dans les côtes avec un sourire égrillard.

Moi je grimace.

— Même pas pour mater le joli petit cul de Debra ? Hmmm ?

— Va chier !

Je me sens pas d'humeur diplomate. Tak, c'est pas un mauvais bougre mais il est un peu bas de plafond... et du genre lourdingue quand il a une idée dans la calebasse. Debra est serveuse et c'est son job d'être sympa avec les soiffards qui se pointent dans son malzingue. C'est vrai aussi que c'est une nana plutôt bandante – je suis pas miro – mais c'est pas pour autant que j'ai envie de la fourrer dans mon plumard. Tak m'abandonne avec un « va te faire foutre Connor » renfrogné mais je ne m'en fais pas pour lui. Je sais qu'il ira mieux dans quelques verres et qu'il aura tout oublié d'ici la fin de la soirée.

Les autres commencent à se bidonner, se fichant de la gueule de Tak qui vient de trébucher sur un sac. J'en profite pour me faire la belle discrétos avant qu'on m'alpague de nouveau. Une fois dehors, je m'allume une clope. Je clamserai sûrement d'un cancer des poumons si l'éboulement d'une galerie ou l'explosion d'une poche de gaz n'a pas ma peau avant. Aucune de ces options n'est particulièrement réjouissante mais je m'en tamponne le coquillard. Faut bien y passer un jour ou l'autre comme on dit. Le plus tard possible quand même, j'espère. Je me mets en route et entreprends de descendre la rue qui me ramènera en ville. Il fait pas encore nuit mais avec l'épaisse couverture nuageuse qui recouvre la surface du globe, c'est quasi tout comme. Bienvenue sur Axilante.

Axilante. Le trou du cul des treize colonies. Le coin le plus paumé de l'univers connu ; un monde gris et morne. Le temps y est généralement pourave, genre quatre cent soixante-treize jours sur quatre cent soixante-treize. Pas d'agriculture, que de l'import. Seuil de pauvreté ? Attends, que je cogite... Probablement inégalé. Les grands patrons, eux, vivent pas sur Axilante mais ça n'a rien de bien surprenant.

De ce que j'ai pu constater, les rares gusses qui parviennent à mettre un peu de flouze à la carre le claquent pour se carapater – sur Argaus en général, c'est la destination la plus abordable – mais j'en connais une foultitude d'autres qui rêvent de se tirer pour repartir de zéro ailleurs, quitte à arriver sur place sans le sou en poche. Je pense qu'on se dit tous que la pauvreté doit mieux se vivre au soleil.

Cela dit entre les bars, les putes et autres plaisirs récréatifs pour lesquels faut payer recta parce que personne te fera l'aumône, mettre de la thune de côté c'est pas vraiment ce qu'il y a de plus facile à faire dans le coin. C'est le paradoxe d'Axilante : tout le monde veut se casser mais personne est prêt à faire le sacrifice nécessaire pour y parvenir. Parce qu'y a pas de garantie au bout du compte et qu'on a tous besoin de décompresser, de lâcher du lest même si c'est juste pour quelques heures. Parce qu'on peut très bien crever dans un accident le lendemain et que ce serait con d'avoir loupé une occasion de prendre du bon temps. Le plaisir immédiat plutôt que l'espoir à long terme.

Ça se comprend. C'est humain. Et faut dire que naître sur Axilante, c'est un peu comme tirer le mauvais numéro à la loterie des naissances. Au programme c'est toute une vie à trimer comme un forçat pour une paye de misère qu'on te réserve, avec comme principal choix de carrière les mines, les fonderies ou autre industrie de l'altane. Si tu t'en sors bien tu te feras peut-être une place chez les gratte-papiers ; c'est pas hors de portée si quelqu'un réalise assez tôt que t'en as un peu dans le bulbe. Sinon... au charbon mon gars ! Si t'as un peu de veine tu vivras jusqu'à ta retraite ; et si t'as vraiment le cul bordé de nouilles, t'arriveras jusqu'à la retraite en un seul morceau et en assez bonne santé pour en profiter quelques années avant de passer l'arme à gauche.

Bref. Une opportunité de foutre le camp de ce caillou, ça ne se refuse pas mais je sais pas si je l'aurai un jour. Probablement pas. Je suis bien trop familier avec le paradoxe d'Axilante et finalement je me demande... pourquoi est-ce que je chercherais à tout prix à me tirer quand je peux déjà avoir une autre vie, pour pas un rond et sans avoir à quitter le confort de mon pieu ? On ne va pas se mentir, l'alcool, les jeux et les putes, je suis régulièrement client mais la méthode que je préfère me revient quand même moins chère.

Après trois-quarts d'heure de marche tranquille, j'arrive enfin devant la porte de ma piaule. J'entends illico un miaulement plaintif et je vois ma sangsue se rabouler de l'étage du dessus pour venir se frotter contre mes jambes. Déjà pas bien épais, il lui manque quelques touffes de poils et ses oreilles sont pleines de trous. Il fait vraiment miteux mais pas plus que moi.

— Salut le chat.

C'est comme ça que je l'appelle. Il est pas à moi mais n'a pas l'air au courant. Y s'est radiné un jour que j'avais mal barré la porte et comme un idiot je l'ai laissé squatter mon canap'. C'était juste pour une nuit et ça fait deux ans que ça dure. Sauf qu'il a migré vers mon plumard. Bah ! J'ai fini par m'y faire. Ça me fait un peu de compagnie et lui au moins m'énerve pas quand il jacasse.

— T'as passé une bonne journée ?

Ce serait bien s'il pouvait se lancer dans la chasse aux rats un de ces jours, parce qu'ils pullulent en ce moment. Je me baisse pour lui caresser le dos qui s'arrondit, ouvre la porte et le chat s'engouffre dans l'ouverture sans demander son reste. Je passe le couloir de l'entrée dont la peinture s'écaille aux murs et me rends dans la cuisine. Il y fait plutôt sombre, la seule fenêtre de la pièce donnant sur le mur de l'immeuble voisin, mais ça me dérange pas. Le chat est déjà là à attendre. Tu parles ! Il connaît la rengaine ! Dans le frigo je récupère le fond de purée de la veille que je mets à réchauffer puis ouvre une conserve de poisson dont je prélève la moitié. Je laisse le reste avec son jus dans la boîte que je pose en face de mon assiette. Même pas le temps de m'asseoir que le chat a déjà sauté sur la table et plongé le museau dans sa gamelle. Notre dîner en tête à tête se passe dans un silence relatif. Dehors il se remet à tomber des cordes.

Le repas expédié, je bazarde mon assiette et mes couverts dans l'évier où s'empile déjà de la vaisselle depuis quelques jours. La flemme de m'y coller maintenant. Ça attendra demain. Je file me décrasser un bon coup et vais me pieuter. Trois, deux, un... hop ! Le chat saute sur la couverture et vient se caler contre ma hanche en ronronnant. Je reste à lui gratouiller la tête, le regard rivé au plafond, jusqu'à ce que le sommeil m'emporte. En général ça tarde pas ; je suis rincé en fin de journée.

Rêve de CassandreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant