02 | MA CHAMBRE N'EST PAS UN CENDRIER GÉANT

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LE LYCÉE ARTHUR RIMBAUD était un vieux bâtiment fissuré à la facade blanchâtre. Ce bloc de béton avait été planté à la lisière d'une forêt de bouleaux, qui lui donnaient l'étrange allure d'un château hanté. Swann pensait toujours à une carte postale extra-large quand elle le voyait: deux petits bouts de chaque côté et un grand au milieu.

En toute franchise, la jeune fille n'aimait pas le lycée Arthur Rimbaud. Quel adolescent de dix-sept ans peut se vanter d'apprécier les cours? Mais elle n'imaginait pas ne pas revenir ici pendant les périodes scolaires. Passer la totalité de l'année chez elle, coincée entre ses parents et sa soeur s'approchait plus du cauchemar que d'une jeunesse paradisiaque.

La cour intérieure du lycée était envahie d'une horde de parents aux mines inquiètes ou soulagées, c'était selon. Les jeunes garçons ne cessaient de tripoter leurs chemises, sans doute enfilées de force avant le départ, et les jeunes filles passaient des mains agacées dans les plis de leurs jupes pour remonter leurs collants. Le lycée Arthur Rimbaud était en effet un établissement réputé pour ses valeurs conservatrices: si les adultes jugeaient généralement que cette éducation était certes stricte mais instructive, les adolescents la décrivaient tout simplement comme psychorigide et névrosée.

Dans le couloir du tout petit bout à droite se trouvait les dortoirs des filles. Les couloirs résonnaient de cris surexcités, d'éclats de rire ou de soupirs profonds. Une rentrée comme une autre. Swann glissa la clé de la chambre 18 dans sa serrure dorée et tenta d'ouvrir la porte tout en gardant sa guitare et son sac sur le dos, sans pour autant lâcher sa valise entièrement recouverte d'autocollants. Trois bonnes minutes plus tard, elle claqua le lourd panneau de bois et s'engouffra dans le petite pièce.

Rien n'avait changé.

Absolument rien. S'en était presque effrayant, comme si les deux semaines de vacances n'avaient jamais existé. Les murs avaient conservé leur indéfinissable couleur d'un blanc jaunâtre, l'armoire était toujours aussi bancale et le sol grinçait toujours désagréablement dès qu'on posait le petit orteil sur une latte du plancher.

Swann posa sa valise sur la couchette inférieure, la sienne, l'ouvrit et entreprit de ranger consciencieusement ses affaires dans la penderie. Ses boucles rousses roulaient sur ses joues constellées de tâches de son, comme de minuscules explosions, de petites étincelles écarlates. Elle pliait les tissus, glissait les pulls sur des cintres, avec son calme coutumier.

Sa bonne initiative fut interrompue par un claquement de porte, un fracas assourdissant et un juron sonore. Une jeune fille aux joues rondes, à l'étrange chevelure d'un blond si clair qu'il semblait blanc et au nez en trompette, jurait comme un charretier en contemplant le sol de la chambre. Sur le parquet grinçant s'étalait maintenant un nombre incalculable de papiers, de chaussettes, de soutien-gorges, de pulls, de crayons et de fusains en tout genre. Non loin du champ de bataille gisait une valise griffonnée, la gueule béante, vomissant encore quelques t-shirts abimés.

-Merde, merde, merde, merde...

Aloïs et sa maladresse légendaire venaient de faire irruption dans la pièce. Swann fit donc une croix sur l'organisation et adressa un sourire rayonnant à son amie.

Les deux jeunes filles se faisaient rarement la bise. Elles ne commençaient jamais leurs conversations par les banalités d'usage. Elles se connaissaient trop pour s'ignorer, et pas assez pour se sauter dessus en piaillant lors des retrouvailles.

Aloïs se contenta donc de plisser le nez en survolant de ses yeux pâles les quatre murs de leur chambre.

-C'est moi ou c'est encore plus moche que d'habitude? lâcha-t-elle en pointant un index tâché de peinture sur les draps fleuris.

-Peut-être que sans tout ce bordel, elle serait mieux, plaisanta Swann en désignant du menton les tas de vêtements, de carnets et de stylos qui rendaient impossible tout accès à la porte.

Aloïs lui tira la langue dans un réflexe enfantin et, du bout de sa Timberland, repoussa son fatras contre les murs à la manière de Moïse fendant la mer.

-Problème résolu! dit-elle en se frottant les mains.

La jeune fille rejoignit Swann qui levait les yeux au ciel, assise en tailleur sur son lit. Aloïs jeta sans ménagement la valise, fermée, de son amie sur le sol et se laissa lourdement tomber sur le matelas qui grinça douloureusement sous son poids. Swann ouvrit la bouche, une question qu'elle n'eut jamais le temps de poser aux bords des lèvres: la porte de la chambre s'entrouvrit et un éclair écarlate s'engouffra dans la pièce.

-Salut beauté, l'apostropha Aloïs.

"Beauté", c'était Lou. Tout le monde était d'accord là-dessus: les filles, les garçons, les surveillants, et même le directeur. Avec sa longue toison d'or chaud, son teint d'ivoire, ses yeux bleus comme le ciel un jour de printemps, ses lèvres de velours ourlées d'un demi-sourire énigmatique, Lou avait tout de la belle poupée de porcelaine qui vous fait tendre les bras et crier "je la veux!". Sauf les manières.

-Z'auriez pas des cigarettes?

Lou ne tournait jamais autour du pot. Ou du moins elle évitait. Elle enfonça les mains dans les poches de son blouson rouge et adressa aux deux autres un sourire charmant tout en mâchouillant du bout de la mâchoire un chewing-gum rose pâle.

Aloïs, avec un soupir résigné, se leva avec une grâce éléphantesque et ouvrit mollement une des poches de son sac. Elle en sortit un paquet de cigarettes, entamé et abimé. Swann lui jeta un regard suspicieux.

-Depuis quand tu fumes toi?

-Depuis jamais, répliqua l'autre. C'est pour Lou.

Cette dernière reçut le paquet avec un grand sourire. Elle plaqua un baiser sonore sur la joue de son amie, imprimant sur sa peau une trace de rouge à lèvres. Elle cracha son chewing-gum dans un mouchoir, glissa ensuite la main dans une des poches de son manteau et en sortit un briquet à l'effigie de Bob Dylan. Elle embrasa le bout du bâton bicolore et le porta à ses lèvres tandis que Swann s'empressait de colmater l'entrebaillement de la porte avec les t-shirts d'Aloïs.

-Alors, vos vacances? demanda la blonde en expirant un nuage de fumée.

Les deux filles haussèrent les épaules d'un même mouvement qui arracha un sourire amusé à Lou. Elle tira une nouvelle bouffée de nicotine, escalada la petite échelle du lit en hauteur qui donnait sur la couchette supérieure, celle d'Aloïs. Elle s'allongea, la cigarette au coin des lèvres, les bras tendus de part et d'autre de son visage dans une position étrangement langoureuse.

-Vous avez vu le nouveau prof de français? demanda-t-elle en soufflant un nuage de fumée.

Swann répondit par l'affirmative tandis qu'Aloïs lâchait un "non" perplexe. Elle avait même oublié qu'un nouvel enseignant allait travailler ici.

-Mais si! s'agaça Swann. Tu sais bien. Madame Stern a fait une dépression nerveuse.

L'autre eut une mimique ignorante. Aloïs n'avait jamais eu une oreille attentive. À part les formules mathématiques, elle ne retenait pas grand chose.

-Il a l'air sympa, dit la rousse en déposant sa guitare contre le mur avec une attention presque religieuse.

-Complètement taré, corrigea Lou.

Cette dernière tapota le dos de sa cigarette, propulsant quelques cendres sur le parquet. Swann soupira et frappa son front du plat de la main.

-Combien de fois je vais te le répéter? Ma chambre n'est pas un cendrier géant!

La blonde se contenta de lever les yeux au ciel en expirant un petit rond de fumée qui s'éleva doucettement vers le plafond. Aloïs ricana:

-En tout cas, j'espère que le prof de français a du courage... Enseigner à Arthur Rimbaud, c'est pas facile tous les jours.

-Amen, lâcha Lou.

les jolies jeunes fillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant