18 | PUTAIN DE BORDEL DE MERDE

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CE QUI DEVAIT ARRIVER arriva un mercredi après-midi digne d'un mois de janvier -soit froid, pluvieux et morose. Madame Stern, officielle professeur de français du lycée Arthur Rimbaud, sortait de son burn-out, et récupérait son poste. Ce qui signifiait donc la disparition pure et simple de monsieur Garance dans leur vie.

Ce fut Ismaël qui l'appris en premier. Il avait saisi, au détour du couloir B, une discussion entre le principal-adjoint et madame Moreau, professeur de mathématiques, qui se réjouissaient du retour au calme à venir. Apparement, Nils Garance ne dérangeait pas seulement les élèves. Ses citations, ses idéaux et ses pratiques éducative peu orthodoxes ("et totalement hors du programme!") lui avaient valu une réputation de fauteur de trouble presque aussi grande que celle de Nolwenn.

La porte des toilettes grinça aussi douloureusement que les dents d'Ismaël. Il entra en traînant les pieds, les yeux rivés sur la pointe de ses baskets raclant le sol. Il sursauta à peine quand Lou lui bondit dessus en secouant un paquet de cartes avec autant de véhémence que s'il s'était agi d'une Sainte Relique, braillant "un poker! un poker!" comme un supporter de match de foot. David fronça les sourcils en remarquant la mine défaite de son ami, et décocha rapidement un coup de pied dans le mollet de la blonde pour la faire taire.

-Ça va? s'enquit-il.

Ismaël ne répondit pas tout de suite. Il promena son regard sur toute la pièce, sur Nolwenn qui fumait sur le lavabo, sur Aloïs qui piquait des crayons dans son chignon, sur Lou qui sautillait à côté de lui... Savoir que son professeur de français allait partir, ça lui faisait le même effet que quand il avait cru que No arrêterait le lycée. L'impression que tout un pan de son monde se détachait du mur et s'écrasait sur le sol dans un fracas épouvantable.

-Garance s'en va.

Aloïs ouvrit la bouche. Lou la ferma. David lâcha un "quoi?" horrifié. Nolwenn ne bougea pas. Le silence était tel qu'on aurait presque cru que les toilettes avaient été frappées du même sortilège que de la Belle aux Bois Dormant.

Ismaël se sentait ridiculement coupable de leur annoncer ça, surtout à No. Elle recommençait juste à leur parler, bien que personne ne sache exactement pourquoi -on savait seulement que Lou avait retrouvé Maxine et Nolwenn, profondément endormies et les joues baignées de larmes. Elle avait décidé de rester au lycée ("arrêter si proche du but, c'est quand même vachement con") Et Ismaël avait peur qu'un coup dur la fasse changer d'avis.

Ce fut d'ailleurs Nolwenn qui rompit le maléfice du silence de plomb. Avec un juron sonore, elle envoya un coup de pied violent et rageur dans son sac, qui voltigea dans la salle avant d'heurter le mur d'en face dans un bruit sourd.

-Putain... de bordel... de merde! pesta-t-elle, ponctuant chaque insanité d'un talon dans la porte d'une cabine.

La réaction de Nolwenn ne surprenait personne. Tout le monde aimait monsieur Garance. Mais pour elle, c'était différent. Peut-être qu'un étudiant en psychologie aurait dit qu'elle retrouvait en lui la figure du père qu'elle n'avait jamais connu. Mais la vérité, c'était seulement que son professeur était quelqu'un qui comprenait la souffrance des gamins comme elle, si petits et si grands à la fois. C'était quelqu'un qui aimait les mots et qui savait les faire aimer. C'était quelqu'un de bien, et des jolies personnes, on en croise pas à tous les coins de rues.

-M'en fous, on va le voir et on l'oblige à rester, marmonna furieusement Lou.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le petit groupe quitta les toilettes, s'arrêtant seulement quelques minutes, le temps pour Aloïs d'envoyer deux messages -un pour Swann, l'autre pour Maxine, les mettant au fait des dernières informations. Très vite, les cinq adolescents se retrouvèrent devant la porte de la salle de monsieur Garance, souhaitant la sonnerie avec plus d'intensité qu'ils ne l'avaient jamais fait en trois ans de lycée.

Elle retentit, stridente, après cinq minutes de silence total. La porte s'ouvrit, heurta la mur en manquant Aloïs d'un cheveu, et, très vite, un véritable flot d'élèves de seconde s'échappa de la salle. Impatiente, Lou se jeta tête baissée dans la mêlée, se frayant un chemin avec difficulté et beaucoup de coup de coude, Nolwenn sur les talons.

Monsieur Garance était penché sur son bureau, rangeant une pile de papiers -sans doute des copies- dans son sac de cuir usé. Il ne releva la tête que lorsque No, Lou, Ismaël,David et Aloïs eurent formés un cercle quasi-parfait autour de lui.

-M'sieur, vous allez pas vraiment partir? demanda cette dernière sans préambule.

Peu lui importait d'être polie. Déjà parce que monsieur Garance se fichait bien des bonnes manières. Ensuite parce que son cœur battait trop vite pour qu'elle attende une seule seconde de plus.

Un mince sourire étira les lèvres du professeur, et ses yeux pétillèrent, illuminant son visage constellé de tâches de rousseur.

-Je crois bien que si... Votre professeur de français revient juste après le bac blanc, répondit-il.

-Mais c'est vous notre prof de français! s'indigna Ismaël.

Nils éclata franchement de rire en tirant la fermeture éclair de son sac. Mais Nolwenn ne riait pas du tout. Elle semblait aussi perdue que si on l'avait réveillé un lundi matin au milieu de l'Amazonie.

-Mais m'sieur, à qui on va écrire nos poèmes? bredouilla-t-elle.

-Avec qui on va faire la révolution? enchaîna Lou.

-Avec qui on va boire des bières au Nouvel An? balbutia David.

-Vous pouvez pas vraiment partir, s'obstina Aloïs.

Le professeur ne sut que répondre. C'était exactement le genre de scène qu'il ne savait pas gérer, et qu'il esquivait d'habitude d'une pirouette, glissant une citation d'un célèbre auteur russe ou d'une poète inconnue. Il aurait pu simplement dire "je dois y aller." Ou "ce n'est pas moi, mais administration." Ou encore "madame Stern est aussi une super prof de français!" Mais rien ne venait, à part une atroce envie de serrer dans ses bras ces enfants, persuadés d'être déjà grands, qui le regardaient avec la même expression qu'un môme face à Mary Poppins.

-Mais dites moi jeunes gens! finit-il par s'exclamer, un enthousiasme un peu forcé lui serrant la gorge. Ça a sonné depuis un petit moment!

Monsieur Garance glissa la bandoulière de son sac sur son épaule et rajusta le col froissé de sa chemise. Aucun des adolescents ne broncha, peut-être trop horrifiés pour bouger, ou encore convaincus qu'une sorte de grève générale pouvait le faire rester.

- Mes élèves vont m'attendre, expliqua Nils en s'avançant vers la porte.Très ponctuels: et pourtant ce ne sont pas des scientifiques!

Il ponctua sa dernière phrase d'un clin d'oeil pour David, qui éclata d'un rire bon enfant. Lou, qui avait exceptionnellement gardé un silence de mort, s'autorisa même un sourire. Nolwenn semblait émergée lentement, comme un noyé qu'on sort de l'eau, ou un lendemain de gueule de bois, regardant fixement la mèche blonde roulant sur le col de travers du professeur.

-M'sieur? articula-t-elle

Nils Garance tourna la tête. Ses yeux pétillants se plantèrent dans le regard  clair de Nolwenn. Elle garda le silence quelques secondes, qui semblèrent durer des heures, regardant son professeur de français, l'homme qui lui avait fait aimer les mots. Elle lui adressa un sourire, un peu timide et hésitant, mais sincère malgré tout.

-Vous êtes la plus belle personne que j'ai jamais rencontré.

les jolies jeunes fillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant