-Tu crois qu'ils l'ont fait?
LA QUESTION DE LOU flotta dans l'air quelques instants, le temps pour Maxine de relire les dernières phrases de son paragraphe. Elle effaça quelques mots, les remplaça par d'autres, lut à nouveau et releva la tête. Sa dispute avec No pouvait se lire sur son visage aussi bien que les insanités sur les murs des toilettes. Les rires en cascade de la métisse avaient laissé place à des sourires invisibles, son chignon pendouillait plus tristement que jamais et la petite lueur qui brillait habituellement dans ses yeux noirs semblait avoir été soufflée par un vent inconnu.
Nolwenn n'avait pourtant pas quitté le lycée. Elle évitait seulement de leur adresser la parole, toujours concentrée sur le bout de ses chaussures ou sur un pan de mur quand ils essayaient de croiser son regard d'acier. Maxine avait l'impression qu'on l'avait amputé d'un membre. Elle n'avait jamais été en froid avec No. Elle avait toujours été là, pendue à son bras, ses orbes claires scintillantes dans ses rares sourires.
-Quoi? lâcha-t-elle, ramenée à la réalité par le claquement de langue de Lou.
-David et Swann. Ils l'ont fait, tu crois?
La blonde mâchonnait un de ces chewing-gum à l'ananas, tortillant une mèche de cheveux autour de son index.
-Fait quoi? interrogea Maxine en haussant les sourcils.
Lou roula exagèrement des yeux, ses cils clairs battant comme des ailes de papillon.
-Hé, j'vais pas te faire un dessin non plus.
-Qu'est ce que j'en sais? répliqua la brune en esquissant un sourire. Je ressemble à Madame Irma peut-être?
Leurs regards se croisèrent et elles éclatèrent de rire, du genre de rire absurde, un peu nerveux, bruyant et sincère qui vous échappe parfois avec les gens que vous aimez. Maxine referma son stylo, sa copie double, et pivota sur sa chaise, retrouvant lentement son sérieux. Lou, elle, continuait de glousser faiblement, laissant découvrir par moment le bout d'un chewing-gum sur sa molaire.
-Tu l'as déjà fait toi? demanda soudain la blonde, avec un sourire un peu naïf d'enfant curieux.
-Fait quoi?
-Ben, coucher.
Maxine hésita un instant. Elle pouvait mentir, si elle le voulait. Personne ne le saurait jamais. Elle pouvait mentir, pour dire à Lou que, oui, elle aussi, elle était quelqu'un de cool. Mais elle ne voyait pas l'intérêt de raconter des bobards à la fille avec qui elle partageait sa chambre et son temps, aussi jolie et charmante soit-elle.
-Non, dit-elle enfin, en toute sincérité. Et toi?
Lou regarda avec intérêt la mèche blonde entortillée autour de ses phalanges et la déméla dans un geste rapide de tourbillon, avant de répondre.
-Non plus.
Il y eut un petit flottement, échange de regards un peu surpris et de petits sourires.
-Je parie que David et Swann ont rien fait! clama soudain Lou. Cinq euros!
Maxine leva les yeux au ciel, objectant simplement qu'elle refusait de jouer de l'argent.
-Bon, je vais voir Ismaël alors... Lui, il sera sûrement d'accord pour parier sur la virginité de son meilleur ami.
La blonde se leva, épousta son jogging tâché de chocolat, souffla un baiser dans la direction de Max qui fit mine de le réceptionner, et s'engouffra dans le couloir.
Une fois seule, la brune retira t-shirt et soutien-gorge, les troquant pour son énorme et affreux mais confortable sweat à capuche. Elle détacha ses cheveux, les ébouriffa avec soin et se glissa entre ses draps. Enfin, elle saisit son téléphone, tapa son mot de passe, et se mit à cliquer, liker, commenter, furieusement dans le but de passer le temps.
Et il passa. Très vite. Il semblait s'écouler dans ses mains aussi vite que le sable entre les doigts. L'appareil, jusqu'à alors totalement muet, lâcha une courte vibration et un petit voyant lumineux s'alluma. Maxine cliqua de nouveau, et sentit son coeur se décrocher, tomber dans ses talons, puis faire un bond digne d'un sauteur olympique. C'était un message de No.
DE: l'adulte; À: fillette
"Ferme pas la porte, j'arrive"
La métisse attendit sagement, la joue dans l'oreiller, le téléphone dans la main, les sourcils froncés. Les minutes, qui coulaient si vite, semblaient s'être arrêtées. Elle aurait pu s'endormir, mais une drôle de main invisible lui serrait la gorge.
Un rai de lumière glissa lentement sur le parquet quand la porte s'entrebâilla. Nolwenn la referma silencieusement et Maxine se redressa sur les coudes sans rien dire, repoussant ses draps jusqu'aux chevilles. Perchée sur ses escarpins, No avançait en vacillant, ses jambes maigres frissonnantes, biche coincée dans un débardeur trop serré. Elle tanguait un peu, et Max n'aurait pas su dire si c'était à cause de la fatigue, de l'alcool ou des chaussures. Sa peau incroyablement pâle, presque translucide, semblait luire dans l'obscurité de la chambre.
Sans un mot, elle retira ses talons et, les mains tremblantes, se glissa entre les draps. La métisse n'osa pas ouvrir la bouche. Elle se contenta d'appuyer sa joue contre le dos aux os saillants de Nolwenn. Sa peau sentait le parfum, le tabac froid et la tristesse.
-J'suis désolée...
La voix de No était sourde, aiguë et tremblante. C'était une voix que personne n'avait jamais connu à Nolwenn, la fille qui rend coup sur coup, la fille qui encaisse, la fille sans parents, la fille qu'on rencontre dans les boîtes de nuit, la survivante, la solide, la garçon manquée, la blessée, la rebelle, la violente, la tarée, la toxique. Une voix de petite fille.
-J'en peux plus, souffla-t-elle en remontant le drap jusqu'à sa joue. J'suis désolée d'être ce que je suis...
-T'es conne ou quoi? Dis pas des trucs comme ça, murmura Maxine.
D'un geste machinal, elle posa une main sur les cheveux presque ras de Nolwenn, son pouce au bord de sa paupière, ses doigts caressant lentement ses mèches noires. C'était ce que sa mère faisait toujours quand elle pleurait. Lui amener du thé, se coucher contre elle et passer ses mains sur ses joues, ses cheveux, dans un mouvement continuel et doux, comme le remous des vagues.
-Tu sais pourquoi je suis revenue au lycée? souffla No. C'est pas pour le bac, ça, je m'en cogne complétement... C'était pour vous. J'me suis juste que si je revenais pas, je vous verrais plus jamais. C'est pour ça que je suis revenue. Et puis là, je m'en rends compte que la seule chose que moi je vous apporte c'est des emmerdes.
-Arrête, c'est pas vrai.
Maxine n'aimait pas la cassure qu'elle entendait dans la voix de Nolwenn. Elle aurait voulu pouvoir la réparer, comme ses parents réparaient ses jouets cassés à la super-glue.
-Tu sais, ce que je voudrais? articula la brune.
Maxine ne répondit pas, se contentant de murmurer un "chut" apaisant, le même "chut" que celui de sa mère. Elle songea avec une douleur infinie que No n'avait pas de maman pour lui essuyer les joues quand elle pleurait ou pour la serrer dans ses bras quand elle était triste.
-Ce que je voudrais, sanglota Nolwenn. C'est vivre dans un endroit, où y'a personne qui me connaît...
Et Nolwenn, la fille sans larmes, se mit à pleurer. Bruyamment. Violemment. Pour la première fois depuis longtemps. Le corps secoué, les poumons fracassés et la gorge torturée.
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les jolies jeunes filles
Dla nastolatkówMAXINE a un chignon trop lâche vissé sur la nuque et des questions dans la tête. SWANN chante sous la douche et gratte une guitare mal accordée. LOU mâchonne un chewing-gum et se balade en culotte dans les dortoirs. NOLWENN fume, boit, sort et emmer...