Chapitre 4, partie 1

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Allongé sur mon lit, je regarde le quart de lune à travers la vitre du Velux, tandis qu'Éliade ronfle sur son tapis. La chanson Behind blue eyesde Limp Bizkit résonne dans mes écouteurs. J'ai passé une bonne journée, mais ma soirée a été gâchée par l'absence de mon père. Quand je suis rentré, il était toujours au travail.

Je comprends soudain que je me suis laissé berner par ses fausses promesses, les prétendus efforts qu'il ferait, « si de mon côté, j'acceptais de faire un petit geste ». Au final, rien n'a changé, c'est un courant d'air, comme avant. Je le vois à peine, et quand il est là, il ne m'adresse la parole que pour me sommer d'être agréable avec Coralie.

Quelque part, je ne peux pas totalement lui en rejeter la faute ; moi non plus, je n'ai jamais su lui parler. Pourtant je voudrais lui dire que j'ai besoin de lui, qu'il me manque depuis des années. Il croit qu'il est le seul à souffrir de la mort de Maman, sans doute pense-t-il que j'étais trop jeune pour en avoir été marqué. Mais même si ça fait onze ans maintenant, je n'ai pas oublié.

J'ai encore en mémoire le jour où on l'a retrouvée. Mon père était venu me récupérer à l'école, je devais être en CP. Quand nous sommes rentrés à la maison, il a appelé ma mère et comme elle ne répondait pas, il a commencé à la chercher dans toutes les pièces. Je me souviens d'avoir monté les escaliers menant à l'étage avec lui et d'avoir marché jusqu'à la salle de bains. Je me souviens que mon père a ouvert la porte, qu'il s'est mis à crier, puis qu'il a lâché ma main pour se précipiter vers la baignoire. De l'eau rougie a éclaboussé le carrelage blanc quand il a extrait ma mère de son tombeau. Elle portait des vêtements et je m'étais demandé pourquoi elle avait pris son bain sans s'être déshabillée. Ensuite, mon père a dû se rappeler de ma présence, puisqu'il m'a ordonné d'aller dans ma chambre. Après, il y a eu l'arrivée de l'ambulance, celle de mes grands-parents et enfin le vide, comme si mon cerveau avait occulté tout le reste. Il paraît que cela peut se produire en cas d'événement traumatisant. La preuve en est que, dans mes souvenirs, je vois du sang dans l'eau du bain et ma mère tout habillée, alors qu'on m'a toujours affirmé qu'elle est décédée d'une rupture d'anévrisme. Le peu de fois où j'en ai discuté avec mes grands-parents paternels, ils m'ont expliqué que c'était quelque chose d'imprévisible et d'invisible. Quant au reste, ils m'ont simplement dit que mon cerveau, choqué, avait dû déformer la vérité.

Je ne me souviens pas exactement du moment où nous nous sommes éloignés, peut-être cela a-t-il été progressif ; j'étais bien trop jeune pour m'en rendre compte. Maintenant, j'ai l'âge de contempler les fissures qui entaillent nos fondations, bien que je sois incapable de les combler.

Tiré de mes pensées par le bip de mon portable déchargé, je sors de ma léthargie. Cela me rappelle que, depuis la séance photo en juillet je n'ai pas reçu un seul coup de fil de la marque de parfum pour laquelle j'ai posé, et j'ignore quand les images vont être diffusées. Je ne suis pas pressé de voir la réaction de mon père lorsqu'il tombera sur l'une d'elles dans un magazine, dans la rue ou en devanture des parfumeries.

Je n'ai pas vraiment réfléchi quand on est venu me faire cette proposition, sur la plage. J'avais besoin d'argent, la marque cherchait un jeune visage inconnu, sans doute parce que ça leur coûte beaucoup moins cher que de prendre un vrai mannequin ou une célébrité. De mon côté, grâce à ce que j'ai gagné, j'ai pu solder le reste du prêt de mon permis, que j'ai obtenu juste avant de quitter le Sud. Comme pour le shooting, mon père n'est pas au courant. Pas parce que je veux lui cacher ces informations ; simplement parce qu'il ne pose pas la moindre question et que je suis trop orgueilleux pour lui parler de moi.

Perdu dans la contemplation des étoiles, je me demande pourquoi, à partir d'un certain âge, on ne croit plus au fait que les êtres aimés se retrouvent parmi elles quand ils meurent. Je voudrais tant pouvoir imaginer que ma mère brille au-dessus de moi et que la lumière qui se déverse dans ma chambre lui appartient. Lorsqu'on est adulte, à quelle pensée peut-on se rattacher pour accepter l'absence d'un être cher ? Croire au paradis ? À la réincarnation ? À l'existence d'un lieu non défini où l'on pourrait se rejoindre ? Il suffit d'espérer un « après » pour rendre la disparition de nos proches et notre propre mort moins insupportables.

Après avoir retiré mes écouteurs et éteint mon MP3, j'attends que le sommeil vienne, mais mes yeux demeurent obstinément ouverts.

Malgré moi, je m'aperçois que tout mon être est tendu vers l'extérieur où je guette encore les sons d'un moteur annonçant le retour de mon père. Cependant, j'ai beau m'armer de patience, seul le silence de la nuit répond à mes prières.

UNDISCLOSED DESIRES (Romance MM/GAY) ÉDITÉOù les histoires vivent. Découvrez maintenant