Prologue

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"Nous sommes tous destinés au baiser de la Mort. Seuls les dieux sont immortels."

Devise de la Guide des Ombres.


En cette douce soirée printanière, Megar Delatorme affichait une bonne humeur suspecte.

Il avait miraculeusement réussi à s'acquitter de ses obligations quotidiennes dans les temps. Barricadé toute la journée au sein de son luxueux cabinet, le Conservateur de la Grande Bibliothèque d'Aranat avait enchaîné les corvées administratives, notamment la gestion fastidieuse des finances urbaines et la lecture interminable des comptes-rendus envoyés par la Ligue Mercantile. Diriger une des cinq cités-reines de Terreflamme n'avait jamais été une mince affaire ! 

Mais tout était fin prêt en vue de la Récolte et le montant exorbitant de la taxe assignée à son Clan avait été réuni. Demain aux aurores, il se mettrait en route avec sa suite et gagnerait en fiacre la capitale du pays, Alkanthar, alias la Cité aux Mille Tours. Si aucun contretemps ne survenait au cours de son voyage, il arriverait là-bas l'avant-veille du premier jour de la Récolte.

Megar Delatorme s'investissait autant dans l'intendance de la Grande Bibliothèque que dans la régence d'Aranat. La façade du monument était décorée d'une remarquable fresque géante en trompe-l'œil représentant des étagères truffées de livres et d'objets divers liés à la connaissance, tels que des plumes de calligraphie, des instruments de navigation, des machines ingénieuses, des outils de mesure scientifique. La Grande Bibliothèque comportait une prestigieuse école privée et un vaste musée destinés à la haute noblesse de Terreflamme : à l'instar des chevaliers de la Caste de Justice, les studieux Érudits de la Caste étaient issus d'un milieu social aisé. Elle regroupait la plus importante collection de volumes et de documents provenant des quatre coins de Shynighgar. Plus de cinq cents mille ouvrages et cinquante mille parchemins reposaient entre ses murs. Des centaines d'Érudits travaillaient jour et nuit pour recopier, traduire, archiver, classer et entretenir ces inestimables objets de connaissance. Fortifiée, élevée sur quatre étages et dotée de dizaines de salles hypostyles ornées de peintures thématiques, la bibliothèque était une véritable institution sur le Continent. Les livres dormaient dans les innombrables étagères en bois massif et les rouleaux de parchemins étaient soigneusement rangés dans les casiers qui couraient du sol au plafond. La consultation des ouvrages originaux, sur place, était uniquement réservée à une élite triée sur le volet. 

En effet, les Érudits avaient prêté un serment de confidentialité drastique : divulguer un secret de la Grande Bibliothèque au public était considéré comme un crime envers le patrimoine historique de Terreflamme... et de ce fait, passible de mort. Condamnation à mort rimait avec une décapitation officielle sous les lames de la terrible Dentelière suivie d'une exposition temporaire sur un piquet de la Charnière à Alkanthar.

Pour sa part, Megar Delatorme était un homme extrêmement professionnel qui se consacrait à son travail avec toute la rigueur que les Marchandeurs exigeaient de leurs vassaux. Le responsable du Clan des Érudits avait passé vingt ans à remporter les indispensables faveurs de la faction la plus puissante et influente de Terreflamme, la Ligue Mercantile. L'homme tirait une immense fierté de son parcours. Il avait commencé sa carrière en tant que simple Érudit, puis avait gravi les échelons de la haute société avec une patience à toute épreuve. A présent, son éminent poste le plaçait bien au-dessus du commun des mortels.

Pourtant, une fois sa journée terminée, le Conservateur se délestait sans difficulté de tous les problèmes liés à la régence d'Aranat pour mieux se concentrer sur les plaisirs atypiques qu'une vie de privilégié avait à offrir. Ses activités nocturnes ne concernaient pas son épouse, une sexagénaire frigide de la fine noblesse de la cour alkanthienne, choisie par les Marchandeurs dans le seul but de maintenir une image saine et respectable auprès de la crédule population. Megar ne la croisait qu'en de rares occasions. Il n'éprouvait aucun sentiment envers elle, pas même une once de respect : son épouse vieillissante n'était qu'une simple couverture à ses yeux. Ironiquement, elle savait à peine lire - elle possédait une médiocre vue - et encore moins écrire - elle avait contracté la maladie des Doigts Tremblants dans sa jeunesse.

La Guilde des Ombres, Tome I : le Don de mort (publié chez PB et Pocket)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant