Mes yeux restent accrochés à la silhouette d'Eléane jusqu'à ce qu'elle disparaisse pour de bon derrière les arbres. Déjà, quelque chose au fond de mon abdomen gronde de ne plus la tenir dans mon champ de vision. Les bottes de Galaad se traînent sur les feuilles mortes qui tapissent le sol. Son épaule s'arrête à hauteur de la mienne. Son attention glisse là où la jolie duchesse s'est volatilisée. Ce geste me déplaît.
- Ton épouse présente une beauté rare, mon ami ...
Son sourire édenté me laisse aussi froid qu'un bloc de glace. Je connais ces hommes pour avoir œuvré à leurs côtés durant un temps. Sans foi ni loi, les raclures de bas quartiers du genre de Galaad ne s'arrêtent pas aux limites d'une quelconque politesse. Ce qu'ils convoitent, ils le prennent. Il en est de même pour les jouvencelles. J'ignore encore si le nouveau statut matrimonial de ma captive suffira à écarter les ardeurs de mes anciens camarades.
- Où l'as-tu trouvée ?
Ses questions ne me plaisent guère. Je ne cille pas pourtant, ancrant mon regard d'acier au fond du sien. Galaad n'est plus aussi jeune qu'à notre rencontre. Son corps faiblit. Ses forces s'amenuisent. Son assurance sournoise n'a plus rien d'intimidant. Les dernières épreuves de mon existence ont lavé toute l'influence qu'il a pu avoir sur moi jadis.
La présence des deux autres me dissuade néanmoins de le tuer. Si Brom est blessé et ne représente pas une grande menace, en revanche je ne tiens pas à me dresser face à Ivor sans y être absolument contraint. Ce géant a beau être complètement sot, les muscles qui saillent ses bras n'ont pas besoin de réfléchir pour pouvoir démolir un homme.
- A Saint-Bovet. Nous nous sommes unis devant le Père Maurice à l'automne dernier.
Mon ancien compagnon balafré donne l'impression de vouloir renchérir, mais c'était sans compter sur la soudaine intervention confuse d'Ivor dans la conversation.
- Galaad... Fatigué... Et j'ai faim !
L'air benêt du géant s'allie parfaitement au timbre stupide de sa voix. Son intervention me surprend probablement autant que mon interlocuteur. Il n'est pas bon d'interrompre Galaad, et déjà, son visage creusé se tire sous le poids d'un agacement certain.
- La ferme, bourse-molle ! Nous le sommes tous !
La main valide de Brom se referme sur l'épaule de son comparse aux larges épaules, silencieuse incitation à la patience. Leur meneur a perdu trop d'hommes ces derniers jours. Ses nerfs sont à vif, ce qui le rend plus agressif que d'ordinaire. Se pourrait-il qu'ils s'entre-tuent ici même ? Un sombre instinct me souffle que ce ne serait pas une bonne chose, aussi ma voix rauque fait l'effort de s'élever juste assez pour se faire entendre.
- Du calme, mes amis. Vous avez fait un long chemin. Le repas nous fera du bien à tous.
Les yeux cendrés du brigand blessé s'attardent un peu trop sur moi. Je lui rends son regard alors que les deux autres acquiescent déjà à l'idée d'un bon rôti préparé par la femme qui nous attend. Brom sait quelque chose. Et cette idée même me contrarie.
***
Je n'aurais jamais cru que le visage d'Eléane puisse devenir plus blanc encore qu'il ne l'est d'ordinaire. Ses doigts ont tremblé lorsqu'ils se sont refermés sur le manche de mon coutelas. Ses prunelles aux sourcils froissés d'inquiétude se sont longuement attardées sur la dépouille froide du petit gibier. Malgré tout, elle n'a pas reculé.
J'attise le feu autour duquel se sont rassemblés mes anciens comparses. De vieilles histoires sont récitées entre deux rires paillards. La duchesse s'est réfugiée dans un coin de la caverne pour mener à bien sa besogne paysanne. Je crois l'entendre tressaillir à chaque éclat de voix trop brusque, au rythme des images effrayantes racontées et projetées par nos convives au langage cru.
Les trois voyous ont sorti leurs maigres réserves. Le pain est rassis, moisi même pour certaines miches, mais cela fera bien l'affaire pour calmer les différents appétits.
J'ignore encore ce qu'il faudra faire demain. Nous sommes passés de deux à cinq bouches. Les environs de la forêt sont pauvres, bien trop pour supporter la faim de trois hommes supplémentaires. Faudra-t-il descendre au premier village voisin pour trouver de quoi se remplir l'estomac ? Peu de commerçants feraient confiance à nos visages souillés. Un voyageur pauvre est un larron, ni plus ni moins. Cela aurait tôt fait d'attirer l'attention.
Le raclement d'une écuelle retentit brusquement entre les parois de la grotte. L'écho inattendu est aussitôt suivi d'une série de pas effrénés. L'ombre d'Eléane s'éclaire à peine le temps de passer à côté du feu. Elle a déjà disparu au dehors, les mains crispées contre sa bouche écœurée. Ma captive est partie vomir et dès lors les regards convergent vers moi. Un moment de flottement s'étire avant qu'un sourire goguenard ne se creuse sur mes joues.
- Le premier chiard est en route.
Les rires ne se font pas attendre et envahissent aussitôt la cavité. Je m'anime et me lève. Mon air narquois s'est déjà effacé alors que je coule un regard sombre vers l'extérieur. La duchesse a intérêt à revenir très vite.
Il ne me faut pas longtemps pour éviscérer le lièvre. Le bout de viande finit embroché au-dessus du feu. À l'instant où un timide et délicieux fumet commence à s'élever entre les murs, Eléane réapparaît finalement à mes côtés. Elle s'assoit et se presse contre moi, comme si mon aura suffisait à la rendre invisible aux yeux du monde. Sa tête vient se poser sur mon épaule tandis que ses yeux se perdent dans les flammes. Elle paraît épuisée. La fatigue lui colle à la peau comme un vilain parfum et me fait comprendre qu'il n'y a plus rien à attendre d'elle ce soir. Si les choses tendent encore à la mettre à l'épreuve, alors ses nerfs nous trahiront.
- Mes camarades resteront quelques jours, Ella ...
- J'en suis très heureuse !
Son sourire s'élargit maladroitement sur son faciès tandis que ses mains inexpérimentées peinent à partager et servir la nourriture. Mes vieux compagnons semblent trop exténués par le voyage pour s'en rendre compte. Seul le regard stoïque de Brom reste continuellement fixé sur Eléane. Galaad, quant à lui, poursuit ses racontars. Ses paroles sont intarissables, si bien que lorsqu'il me questionne sur mes activités des dernières années, je me trouve sans excuse préparée à lui exposer.
- Que dirais-tu de garder ces vieilles histoires pour le prochain souper ? Il est temps d'aller prendre un peu de repos.
D'un geste du menton je désigne la masse inerte d'Ivor. Le géant n'a pas attendu la fin du repas pour récupérer le sommeil qui lui faisait défaut. Le brigand s'est simplement couché au bord du feu, tournant le dos à l'assemblée, pour fermer les yeux et s'endormir sans un mot. Mon attention tombe ensuite sur ma captive, dont les doigts crispés ne se sont toujours pas desserrés du bras qu'elle m'a volé toute la soirée. Sa tempe repose mollement contre moi. Ses paupières plus lourdes que des sacs de pierre luttent faiblement pour rester ouvertes.
- Tu as raison, mon ami.
Galaad m'offre ce rictus déplaisant qui se veut aimable sans jamais réussir à l'être. Je n'en attends pas plus. Mon coude se libère de l'emprise de la duchesse. Ma main passe dans son dos et vient soutenir sa taille alors que je me relève avec elle. La demoiselle souhaite une bonne nuit à nos convives d'une voix à peine compréhensible.
Je salue les deux voyous d'un simple geste du bras, les laissant prendre leurs quartiers comme bon leur semble. La nuit promet d'être rude.
La journée de demain plus encore.
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Feu et Glace
Historical FictionLorsque la fille tant chérie du Duc du Brivour se voit brutalement arrachée au confort et à la sécurité des remparts du château, elle ne pense pas en ressortir vivante. Désormais captive entre les mains d'un brigand aussi froid que la Mort, Eléane v...