Affras l'Isolée

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Alvar

      Alvar attendait assis en tailleur à même le sol que le soleil se couche. Il venait de se lever mais il en avait déjà marre de lui. Il détestait le jour et aimait la nuit. Non, c'était le contraire : il détestait la nuit et aimait le jour. Il ne savait plus. Il ne savait plus !
     Il hurla brusquement dans la rue, tirant ses cheveux gras et sales à s'en arracher des mèches entières. Quelques passants sursautèrent, mais ceux qui passaient quotidiennement dans ce quartier étaient habitués aux démonstrations de ce mendiant et firent mine de ne pas se rendre compte de son existence.

     Alvar se sentait seul. Il y avait pourtant tant de monde dans ses souvenirs. Pourquoi se retrouvait-il tout seul maintenant ? Ils étaient tous partis mais il ne se rappelait pas où et quand. Ou plutôt lui était parti, il avait été entraîné de force — oui c'était cela ! Il avait été amené ici ! Mais non... il n'avait jamais quitté cette ville de toute sa vie. Il se remit à hurler. Cela lui faisait du bien. Il ne s'en rendait même plus compte en fait. Puisque tout le monde faisait comme s'il n'existait pas, il avait fini par y croire aussi. Ses hurlements n'étaient plus audibles pour personne.
     Il n'avait pas toujours été ainsi. Il se souvenait de son enfance insouciante, son adolescence heureuse, quoique aussi heureuse que le passage de la puberté puisse l'être... mais... ça ne collait pas... le visage de ses parents changeait tout le temps. Ses souvenirs lointains vacillaient entre cette ville-ci, dont il habitait les rues, et une autre qu'il n'avait jamais revue. À l'époque, et ce dans toutes les versions contenues dans sa mémoire, il avait été... ou plutôt n'avait pas été... Le mot le brûlait.
     Il était fou.
     Comme tout un chacun, il s'était toujours dit que la folie c'était pour les autres. Mais elle était là, elle le rongeait, oh oui elle le rongeait. Elle était partout. Il l'oubliait, puis se rappelait de cette compagnie indésirée. Puisque tout le monde considérait qu'il n'était qu'un fou, il avait aussi fini par croire qu'il n'était que cela. Qu'un seul mot pour le définir : folie. Ou bien détruit si on voulait être plus précis, mais personne ne le voulait.

     Pour s'occuper et éloigner ses pensées bancales, Alvar observa comme à son habitude les auras de ceux qui marchaient dans sa rue. Il y en avait de différentes couleurs, de différentes puissances, de différentes formes ou textures... Il se demandait de temps en temps si les autres voyaient aussi ces lueurs indicibles. Surtout les tâches étranges si sombres qu'ils avaient tous et qui l'inquiétaient beaucoup. Comme des fragments d'âme brisée qui s'étaient collés aux passants quand ils marchaient, et qui les possédaient en partie. C'était effrayant et il semblait le seul à y faire attention.
     Il racontait encore n'importe quoi. Il voulait dormir pour oublier. Il voulait que le soleil se couche. Mais si il se couchait il ferait des cauchemars. Il ne le voulait pas, il ne voulait pas que le soleil se couche.
     Il se prit la tête et gémit bruyamment. Son cerveau n'était plus capable de lui permettre d'être lui même, d'être entier. Il s'agissait de cela, plus que tout autre chose qui le rendait malade.

      Il observa le reste de la journée les passants. Il s'ennuyait, mais s'il se mettait à penser il ne s'ennuierait certes plus, mais il souffrirait. Aujourd'hui il préférait n'être rien que de souffrir. Hier c'était l'inverse.

     Et c'est là qu'il la vit. Il repéra d'abord son aura. Il eut la certitude que toutes les tâches noires venaient de la sienne. Autour d'elle dansaient des flammes d'un noir pur et immonde. Il l'avait déjà vue, au moment même où il avait commencé à voir toutes ces auras qui n'existaient que dans sa tête.
     Il bondit et s'approcha de cette femme glaciale qui tenait fermement sa mallette comme s'il s'agissait de son bien le plus précieux.

— Eh ! Je vous connais vous ! l'interpella-t-il.

     Il se fit violemment repousser par les gardes du corps qui l'entouraient, sans aucune réaction de la part des autres passants.
     Il se rendit subitement compte qu'il y avait aussi un problème avec l'aura de ces hommes et femmes qui empoignèrent sans ménagement ses habits rapiécés. Il se fit jeter au sol et ils continuèrent d'avancer sur un unique ordre de la femme qui se tenait au milieu de l'escorte.

     Il comprit au bout d'un certain temps. Ils n'avaient pas d'aura. Alors que tout le monde en avait une. Lui, en avait même deux.
      Mais comment pouvait-on ne pas en avoir ? Alvar ne savait même pas ce que voulait dire tout cela, ce n'était qu'une invention de son esprit déchiré mais il aurait bien voulu comprendre ce que cela représentait pour son subconscient malade.

     Sonné, il attendit que la troupe tourne au bout de la rue pour se mettre à les suivre, abandonnant son matelas crasseux auquel personne ne toucherait de toutes façons.
Il les suivit dans les rues parfaitement droites et perpendiculaires de la ville. Au troisième tournant ils disparurent de la ruelle, alors qu'Alvar ne les avait quittés des yeux que pendant quelques instants.
     Ils n'avaient pas pu sortir de cette passe si vite, il y avait une cinquantaine de mètres avant le prochain angle il ne les voyait plus nulle part. Il conclut donc qu'ils étaient entré dans l'un des bâtiments non loin, et il se mit à écouter aux portes pour savoir où ils se trouvaient.

     Il s'apprêta à abandonner. Il ne savait même pas pourquoi il les suivait en fait. Sûrement à cause de cette chose sombre qu'il avait vu dans les yeux de cette femme et son aura. Il était convaincu qu'elle avait volé l'âme de ces gens. Peut-être la sienne aussi, il avait besoin de savoir ce qu'elle en avait fait.
     Il finit par entendre une voix autoritaire à travers l'une des portes :

— Ouvre la mallette. Ouvre la mallette, c'est pas bien compliqué.

     Alvar entrouvrit la porte sur laquelle il avait posé son oreille, et se faufila dans l'interstice. Il descendit l'unique escalier qui occupait l'espace. Le plafond formait une grande pente qui suivait celle du vieil escalier en bois défraîchi.
     Même cet endroit qui semblait être à l'abandon depuis longtemps tenait encore. Il se rappelait de la maison de ses grands-parents où leur escalier menaçait de s'écrouler. Il n'avait jamais revu cette maison. Il avait beau chercher, elle n'était nulle part dans la ville. Mais pourtant il n'avait jamais bougé de la ville. Jamais. La vision de cet escalier clignotait, il le voyait de deux manières différentes alternativement.
     Ils se perdait de nouveau dans sa tête. Il ne pouvait pas se permettre de faire une de ses crises maintenant.

— Suivez moi, dit la voix de la femme depuis en bas. On s'en va, dépêchez-vous.

     Alvar n'osa plus bouger de peur qu'on le surprenne. Puis il ne perçut plus aucun bruit. Le silence dura un long moment, qui ne finit pas. Ils ne revenaient pas dans sa direction. Alvar respira un grand coup et sa propre odeur l'incommoda.
     Il amorça lentement la descente des marches. Ce qu'il trouva dans cette cave sordide le fit s'arrêter net et, le souffle court, il écarquilla les yeux. Il avait trouvé une plus grande folie que son imagination était capable de concevoir. Il devait se trouver en cet instant dans la folie d'un autre.

Affras l'ArtificieuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant