Karvan
Abel avait eu beaucoup de chance de ne pas avoir été vu par beaucoup de monde. Mais le seul sur qui il était tombé, lui, manquait cruellement de chance...
Son enfant avait tué. Le docteur, et surtout le père, ne savait pas comment réagir face à cela. Abel ne devait même pas avoir conscience de ce qu'il avait fait; il n'avait presque rien appris de la vie...
Pourtant, Karvan s'était efforcé de ne jamais mentir aux questions de ses enfants. Il leur en cachait beaucoup, pour éviter que l'envie de sortir leur vienne, mais il n'avait pas menti en disant que s'ils étaient vu, toute la famille risquait de grands ennuis.Et le voilà, errant dans les égouts du Centre, à chercher son fils avant que d'autres ne lui tombent dessus et qu'Abel ne leur fasse subir le même sort qu'au pauvre fonctionnaire qui avait eu le malheur de sortir du travail légèrement trop tôt.
Ou l'inverse.Plus il marchait entre les murs suintants et sales, et plus il revenait sur ses choix de pédagogie. Manifestement, élever une fratrie de 3 sans aucune interaction sociale quelle qu'elle soit avec d'autres que lui, ça n'avait pas été la meilleure des idées. Mais en même temps, personne ne les aurait accepté nulle part; ils ne pouvaient même pas espérer qu'on les accepte dans la société avec des regards de pitié, de condescendance ou même de peur, non, ils ne seront jamais acceptés nulle part.
À cause d'une incompétence de haute qualité. Il aurait juste suffi que ses "géniteurs", puisque c'étaient de leurs gènes qu'ils étaient nés, vérifient, rien qu'une fois, que tout était sécurisé, et le désastre n'aurait pas eu lieu.
Et après, c'était trop tard; les organismes avaient grandi, et les détruire signifiait les tuer. Pas "interrompre le développement embryonnaire" ou n'importe quelle périphrase alambiquée pour se dédouaner des conséquences, non: tuer.Un cœur qui bat, un cerveau qui pense, des nerfs qui ressentent et qui souffrent: seuls des champions de catégorie olympique en déni auraient pu remettre en cause le fait que les trois enfants étaient déjà vivants quand l'ordre de les "interrompre" était tombé. Tout ça parce que leur géniteurs ne voulaient pas subir le résultat de leur honteux manque de professionnalisme, ni s'enticher de ce résultat encombrant.
Sur les cinq embryons, trois seulement avaient été viables. Sans écervellement ni énerfage, et avec des homéotiques défaillants. Les gènes homéotiques étant ceux codant pour le "plan de construction" de l'organisme, avec le nombre et la place de chaque organe et membre, les enfants étaient... monstrueux.Ses pensées s'évaporèrent quand il entendit des bruits, plus loin dans le poisseux tunnel méphitique, et vit des lumières, comme des lampes torches, glisser le long des parois en faisant fuir quelques rats.
D'autres étaient lancés à la recherche d'Abel. Ce n'était qu'une question de temps avant qu'ils ne ratissent tous les égouts au peigne fin et qu'ils ne retrouvent son benjamin.
Autant les accompagner, pensa-t-il en marchant de plus belle vers la lumière. La fugue d'Abel était déjà un désastre, il ne pouvait plus espérer s'en sortir comme si rien ne s'était passé. Autant être avec ceux qui le retrouveraient, pour au moins les empêcher de l'abattre comme le monstre qu'il était.Les deux policiers étaient un homme brun et hagard bien trop jeune pour avoir connu une quelconque expérience de la vie, et une femme à la droiture aussi froide que la couleur de givre de ses yeux. Ces nobles gardiens de la paix fondirent sur le docteur pour s'assurer de son état.
Il fallait dire qu'après des jours entiers à la recherche de son fils, Karvan devait sans doute plus ressembler à un mort-vivant qu'autre chose. Les yeux creux, le teint pâle et sali, ses vêtements crasseux et laminés par endroits; ces intrus bienvenus avaient toutes les raisons de s'inquiéter de son état.« Monsieur, est-ce que vous allez bien ? lança le jeune homme en posant son manteau sur les épaules du docteur.
- La zone n'est pas sécurisée... ajouta la supérieure en jetant des regards et des rayons de lampe torche contre les murs.
...et n'est d'ailleurs même pas accessible aux citoyens non qualifiés; qui êtes-vous ?- Dyrall ! s'offusqua l'autre, outré par l'attitude peu altière de sa collègue.
Le docteur préféra tout mettre au clair. "Plus rien à perdre" était devenu son crédo depuis quelques jours... et s'était sans cesse avéré bien trop optimiste quand à sa situation.
- Je suis le docteur Herkis Karvan, et je suis en grande partie responsable de l'homicide sans nom qui vous a sans doute guidé jusqu'ici.- Kar... Karvan ?! La recrue, que le docteur soupçonnait de plus en plus d'être policier par piston, sembla manquer de s'étouffer à l'ouïe de son nom.
- Oui, Karvan, poursuivit-il en ne dirigeant son regard que vers la cheffe de cette escouade binaire.
Je vous explique; il y a presque onze ans maintenant, j'ai recueilli des enfants souffrants de maladies génétiques très rares, qui...
- J'ai écouté vos enregistrements, le coupa-t-elle d'une voix glaciale. Le visage du docteur se décomposa et perdit toute couleur, creusant encore un peu son aspect décharné.
Vous risquez bien pire que la prison, vous le savez ?- Écoutez; je ne peux pas changer mes erreurs passées. J'assumerai mes conséquences quand le présent ne courra plus aucun risque, ni pour nous, ni pour Abel.
- C'est le nom du tueur ?
- De mon enfant, corrigea-t-il, bien que la première dénomination ne fusse pas erronée non plus.
Écoutez, je suis conscient d'avoir été un très mauvais tuteur, peut-être le pire possible, mais aussi criminel que mes actions aient été, cet enfant a besoin d'une éducation digne de ce nom, pour le remettre dans le droit chemin. Je doute fort de l'intérêt pédagogique d'une balle dans la tête, par exemple... lâcha-t-il en pointant les armes de service des agents de la paix.- Hek, raccompagne ce brave docteur Karvan à la Ruche. » ordonna froidement la policière, après quelques temps de réflexion.
Malgré les vives protestations du concerné affaibli, les deux hommes partirent vers la sortie de ces égouts putrides.
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Affras, la Cité aux mille époques
Science Fiction5 ères, espacées d'un million d'années chacune, constituent le monde d'Affras. Cinq cités différentes, construites au même endroit mais à des millénaires d'écart, se succèdent et échangent leurs savoirs, dans le but de percer tous les secrets de l'u...