Affras la Solidaire

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Dyrall

"Il y a une petite histoire, parmi tant d'autres, qui explique les différences entre les cinq Affras.
Les flocons de neiges se forment en trois phases. Le premier temps est très long, et cristallise le cœur du flocon.
Ensuite poussent tout aussi lentement les branches, micromètre par micromètre.
Et à la dernière étape jaillissent en quelques secondes les myriades de petits détails qui font que pas un seul flocon ne sera identique à un autre.

La Jaune vous dira que c'est pareil pour les grains de blé mais que c'est moins poétique, et râlera du fait qu'on préfère une neige inutile à du blé pratique.

La Rouge passera son temps à vous expliquer les mécanismes microscopiques qui influencent la formation du flocon, et à classifier toutes les sortes de ramures inimaginables.

La Verte partira dans un long monologue métaphysique sur l'identité, le fait d'être unique, les efforts que l'on se donne pour parvenir à la beauté, le caractère illusoire de celle-ci...

La Bleue s'inspirera des détails complexes et minuscules des flocons pour créer un micro-microprocesseur de la taille d'une branche de givre.

Tout cela alors qu'au final, on ne trouve des flocons que dans la Blanche, qui se fiche éperdument de ceux-ci, sans doute car elle les subit tous les jours."

Un crayon de papier griffonna quelque chose dans le coin du carnet jauni sur lequel était écrit cette anecdote. À travers la fenêtre, on entendait l'Hiémal; le blizzard hurlant contre le mistral, dans un combat acharné de vent, de neige et de glace.
De Brumaire à Arès, c'était la saison froide à la Blanche, et ce genre de tempête risquait de durer longtemps. Longtemps dans le sens quelques semaines.

« C'était quoi ? demanda un collègue, en face d'elle, la tirant de sa rêverie.

- Ça ? Juste... juste le carnet de mon grand-père. Il me l'a filé sur son lit de mort y'a deux semaines.

- Oh. Désolé pour toi. »

Ils se turent et chacun replongea son regard dans les cristaux de glace soufflés à plusieurs centaines de kilomètres-heure qui ravageaient tout ce qui restait à ravager dehors.
L'agent Dyrall, bien qu'elle insistait pour se faire appeler "inspecteur Dyrall" par ses collègues, était une femme qui avançait sur la fin de la trentaine, mais sur qui le temps n'avait aucune emprise.
Sa peau blême et sa longue chevelure blonde platine, presque aussi blanche que sa peau, semblaient être dignes d'un vampire, mais ses grands yeux arboraient un bleu glacé et pur qui redonnaient un peu de vie au personnage. Emmitouflée dans ses deux manteaux à fourrure beiges et son écharpe fleurie, sa carrure svelte était bien à l'abri du froid mordant qui régnait dans la capsule.

Du fait des conditions quelque peu extrêmes, très peu de mécanismes permettaient aux habitants de la Blanche de voyager d'un centre à un autre. Si les trains souterrains restaient les plus populaires, d'autres liaisons s'effectuaient par des télésièges renforcés, capables de résister aux souffles mortels de la saison froide.

En face de Dyrall, une jeune recrue du nom d'Hekhlapion perdait son regard à travers les fleurs de givres qui croissaient lentement aux coins de la fenêtre blindée. Tout le monde l'appelait Hek, parce que son nom n'avait pas une sonorité simple à prononcer pour ceux de la Blanche.
Lui et l'agent Dyrall étaient chargés d'une enquête concernant la disparition d'un docteur généticien, il y a quelques jours. Personne n'avait encore touché à son bureau depuis sa dernière apparition, et il n'était pas du genre à sortir en grand froid. Certains fous le faisaient, pensant braver l'Hiémal, mais on ne les retrouvait qu'au retour de la saison douce.
Une dizaine de personnes avaient réussi à survivre l'Hiémal depuis la création d'Affras, mais cela donnait courage aux quelques trentaines de fous décongelés que l'on retrouvait à chaque nouvelle saison...

Le télésiège se stabilisa enfin dans un centre, permettant aux deux flics de descendre et d'enlever une de leurs double couche de manteaux pour les déposer dans les bacs de bienvenue. Chaque centre en présentait à toutes les entrées, permettant à n'importe qui de prendre ou de déposer un manteau gratuit, offert par Affras. Ç'aurait été criminel de ne pas permettre à tous de se couvrir, surtout en saison froide.

Guidés par une hôtesse, ils arrivèrent rapidement jusqu'au lieu de travail du disparu. Une plaque nommait à la porte le "Dr. Karvan". Hek se chargea d'interroger les anciens collègues du docteur, tandis que Dyrall prenait place sur le fauteuil de ce monsieur Karvan.

Elle tourna un peu sur son siège à roulettes, pour s'imprégner du lieu. Sur le plan de travail reposait le dossier des comptes-rendus quotidiens du docteur, datés jusqu'au 11 octobre 5 002 135. Les rapports de la veille de sa disparition et des quelques jours la précédant ne faisaient montre d'aucune inquiétude, rédigés d'une main hésitante qui écrivait en pattes de mouches.

Il n'y avait pas de photographie, d'effets personnels, de décoration; seuls régnaient sur le plan de travail la paperasse d'années de boulot et le sérieux du dur labeur de généticien.
Dyrall préféra ne pas déranger les piles de papier qui défiaient les lois de la gravité et de Murphy, même si au fond d'elle une pensée se moquait d'un tel matérialisme. Toute cette paperasse aurait pu être regroupée en une simple clef USB, ç'aurait quand même pris moins de place...

Alors que ses yeux de couleur givre balayaient l'espace de travail encombré du présumé disparu, un étrange objet tiqua l'attention de l'inspecteur Dyrall. Un petit boîtier en plastique gris... un microphone ?

Elle pressa le bouton de l'appareil.

Affras, la Cité aux mille époquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant