Affras la Productive

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La chute fut assez brève, au final. Le treuil devait être à trois mètres du sol grand maximum, aussi n'y eût-il pas tant de dégâts matériels.

Dans son esprit, en revanche, tout était chamboulé. Il venait tout juste de naître, avec cependant une grande partie des données nécessaires pour vivre à Affras. Mais il lui manquait des informations.
Il ne pouvait pas savoir lesquelles, mais les corps d'en haut, lentement portés par les crochets d'acier, étaient en train d'apprendre ce qui lui manquait, au prodigieux débit d'un Téraoctet par seconde.

Une sensation de profond regret lui vint; il n'aurait pas dû arracher ces câbles de savoir. Il avait surtout l'étrange sentiment d'être incomplet. Prématuré.

Ses jambes le mirent sur pied rapidement; elles n'étaient pas abîmées, c'était déjà ça.
Ses bras répondirent à ses ordres, même si sa main gauche était bloquée et désarticulée, ses phalanges pendant les unes aux autres sans consistance.

Dans l'ensemble, tout allait plutôt bien.
Il se mit en marche, dans la direction que prenaient les autres corps, puis se ravisa. Les autres... ils allaient où ?

Il chercha dans sa vaste mémoire. Il y avait cinq villes, mais il n'avait les informations que pour les quatre premières. Dans quelle époque était-il ?
Les murs d'acier de l'usine l'empêchaient d'identifier l'extérieur, les seules lumières provenaient des faibles loupiotes mouvant avec les crochets qui portaient les corps inertes.

Une pensée lui vint un instant. Il pourrait peut-être prendre le câble de données d'un des autres ?
Non, ce serait horrible.
Mais il resterait incomplet sans ces informations...
Il n'allait quand même pas rendre un autre incomplet juste pour assouvir sa soif de connaissances ?
Son âme semblait se déchirer entre le savoir et la bonne chose à faire.

Il craqua. Il n'était pas fier de ce qu'il fit, escalader un corps pour monter sur le treuil, arracher le gros câble d'un autre pendant qu'il dormait encore et se le pluguer à l'arrière de son crâne fut sans doute la pire expérience de sa vie... quand bien même sa "vie" n'avait démarré il n'y a qu'à peine une dizaine de minutes.

Il eut alors accès aux informations complémentaires qui lui faisaient cruellement défaut. Les données sur Affras la Blanche, la cinquième ville et dernière époque, quelques noms de scientifiques célèbres, et...

La dernière information devait être une erreur; elle informait le numéro de l'unité robiotique qui identifiait le corps à qui il empruntait le câble.
Alors ce corps était un robiot ?

Alors les autres corps ballants et inertes étaient des robiots ?

Alors lui-même était un... ?

Non, la dernière information était une erreur. Forcément. Il était humain, c'était une évidence !
Il avait deux bras, deux jambes, une tête, "je pense donc je suis", il était humain !

Peut-être qu'il avait juste pris le câble de données d'un robot; ça expliquerait l'information.
Il déconnecta ce tuyau mensonger de sa nuque et le réimbriqua à l'arrière du crâne de métal du robiot.

Il tria les nouvelles informations qu'il venait d'acquérir. Il était dans l'Affras bleue, spécialisée en informatique, psychologie et robotique, ce dernier point expliquant la présence de cette chaîne de robiots dont il ne faisait de toutes évidences pas partie.
Lui était juste un humain qu'on avait branché par erreur, voilà tout. Ce genre de choses devaient arriver.

Il redescendit du long treuil, et repartit à pied en quête de la sortie de cette usine. Ce n'était pas compliqué, il y avait au loin la petite lumière verte caractéristique des sorties de secours, vers laquelle il se rendit prestement.

Au détour de quelques couloirs, il trouva enfin une échappatoire pour fuir de cette usine incapable de le différencier d'un robiot. Il se plaindrait plus tard, pour le moment il devait simplement trouver son chez-soi.
Les humains avaient des maisons, il était humain, et avait donc une maison.

Le ciel était rougeoyant, et éclatait de ses rayons sur l'océan. Affras la Bleue avait été bâtie en pleine époque de montée des eaux, et seuls quelques archipels subsistaient; quelques milliers d'îles éparpillées où étaient bâties des habitations ou des centres de recherche.

Les reflets phéniciens du soleil se reflétaient sur les façades de verre des grandes tours de l'île-temps, où étaient les quatre temportails de la Bleue.
C'était une île complètement artificielle; car les temportails se devaient d'être au mêmes emplacements aux différentes époques; ces derniers se seraient donc trouvés sous l'eau sans l'île-temps.

À la fois d'une beauté sublimée par le soir mourant et d'une perfection architecturale et technique unique, la Bleue berça le nouveau-né dans sa contemplation.

Affras, la Cité aux mille époquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant