Chapitre 2

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Il ne reste que trois jours avant la cérémonie. Le lycée est en effervescence. Les couloirs, d'habitudes tellement calmes qu'ils en paraissent monotones, donnent l'impression que des animaux ont élu domicile dans l'établissement. Les élèves ont l'ordre de se ranger correctement mais les professeurs semblent fermer les yeux sur la joyeuse agitation des élèves de dernière année. Des papiers et des adolescents sont lancés en l'air, certains entonnent des chants de factions, tout le monde crie.

Eunice est à ma droite, Marika (une autre amie) à ma gauche et toutes deux tapent des mains en rythme sur le chant d'un groupe de Télépathes derrière nous. Nous croisons des Métamorphes qui s'amusent à transformer leurs cheveux en plumes ou à faire apparaitre des moustaches de chats sur leurs joues. J'ai l'habitude de venir dans ce lycée. Je le connais comme ma poche. Je suis née quand mes parents venaient à peine d'en sortir, et c'est là que je suis scolarisée. Malgré les années passées à arpenter ces couloirs et à croiser toujours les mêmes visages, je n'ai noué aucun lien d'amitié. Pour le moment, Eunice et Marika me suffisent. Ce que j'aime, au lycée, c'est qu'il n'y a aucune frontière. Tout le monde se retrouve, quelle que soit sa future faction.

L'an dernier, j'étais assise en cours à côté d'un Voyageur du Temps. À l'évaluation, en plus de noter la date de naissance et celle de mort de notre ancien président, il avait écrit ce qu'il prenait au petit déjeuner le matin. Les deux heures de classe lui avaient permis de remonter une demi-heure dans le temps sans que personne ne s'en aperçoive.

Marika me bouscule sans le vouloir lorsqu'elle court pour sauter dans les bras d'un beau jeune homme qui a surgi à l'angle du couloir. Ils se lâchent aussitôt et tombent à terre sous l'effet de la douleur. Ils ont tous deux franchi la Bulle d'Intimité de l'autre, et le sérum qu'on nous a injecté dans le sang a sûrement repéré ce délit et envoyé une décharge électrique dans tout leurs corps. Un cercle d'élèves se forme autour des deux jeunes inanimés. Un professeur arrive. Ses cheveux sont blanchis par l'âge, des rides creusent son front pâle et il porte de petites lunettes. Il secoue leurs corps inertes. Un garçon s'agenouille et souffle :

- Dix ans qu'ils sont ensemble et qu'ils se voient une fois par an. Ne comprendront-ils donc jamais la loi ?

Son visage m'est familier. Je l'ai sûrement déjà croisé. Mais j'ignore son nom et sa faction. En tout cas, il a raison. Chaque année, nous emmenons les deux tourtereaux chez un médecin, voire à l'hôpital. Et chaque année, c'est pire. La douleur est plus lancinante au fur et à mesure que nous grandissons. Eunice ferme les yeux. Cette année, elle tente de faire venir un docteur par la pensée. Ce qui demande beaucoup de concentration. Mais c'est Eunice. Elle réussit tout ce qu'elle entreprend.

C'est pour cela qu'une ambulance arrive quelques minutes plus tard et embarque le couple.

Le lendemain, Eunice et moi nous rendons à l'hôpital. Marika est toujours inconsciente. Je pose une main sur sa poitrine. La fulgurante douleur m'envahit et je la retire précipitamment, mais j'ai eu le temps de sentir les battements de son cœur. Eunice s'agenouille au sol, ferme les yeux et pose avec douceur le bout de ses doigts sur ses tempes. Elle reste ainsi plusieurs secondes, avant de rouvrir les yeux. Elle pousse un soupir et pince les lèvres, imitant ce petit air agacé qui lui va si bien. Elle se lève, se dirige à pas de loup vers Marika et lui met une claque avec une force que je ne lui connaissais pas. Je retiens mon souffle, horrifiée.

Mais Marika émerge de son sommeil qui, visiblement, n'en était pas un et éclate de rire.

- Bien, très bien. Tu as progressé. Mais je dois te dire que je t'ai facilité la chose. Tu n'aurais pas découvert mon jeu si je n'avais pas fait exprès de penser que je faisais semblant de m'être évanouie et que tu n'étais qu'une idiote sans cervelle.

Eunice fait mine de se fâcher puis elles éclatent de rire en cœur. Je me joins à elle, même si le mien sonne faux. Il est teinté de mélancolie, et peut-être même de jalousie. Elles communiquent par la pensée, elles arrivent à se comprendre sans utiliser la parole. Pas moi. Je me sens exclue, en quelque sorte. Mais Eunice, dans son immense bonté et tout son tact, me joint à la conversation.

- Tu es trop douce, Olympe. Il faut que tu apprennes à te défendre contre les saletés dans son genre... (Elle pointe Marika du doigt, ce qui suscite un grognement désapprobateur chez l'intéressée). Utilise la pensée ! Entraine-toi pour plus tard !

- Oui, répondis-je, essayant d'être la plus convaincante possible. Je devrais m'entrainer pour plus tard...

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