Chapitre 3

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Maman saute partout. On dirait une pile électrique. J'essaie désespérément de la calmer pendant que Papa réveille Hugo. Elle m'a levée à cinq heures et demie ce matin. Je me suis douchée, habillée, coiffée, parfumée, j'ai déjeuné, j'ai brossé mes dents, verni mes chaussures et je suis allée dans mon jardin cueillir six fleurs : une verte (symbole des Régulateurs), une bleue (symbole des Invisibles), une noire (symbole des Voyageurs du Temps), une rouge (symbole des Télépathes), une violette (symbole des Souffleurs de Rêves) et une jaune (symbole des Métamorphes). La règle est d'en faire un bouquet, puis de l'offrir au chef de la Faction choisie, après avoir salué le Président. Je noue un ruban blanc autour des tiges verdoyantes et rentre dans la maison.

J'enfile mon manteau et sors, entre mon père et mon frère. Maman est surexcitée, Papa tremble et Hugo, qui nous a doublés, gambade joyeusement devant nous. Quant à moi, j'ai du mal à respirer. Tous les adolescents connaissent déjà leur camp. Ils ont choisi leur parti. Ils porteront leur bouquet avec assurance au leader de leur Faction, qu'ils considéreront déjà comme leur maître. Pas moi. Je suis différente. Et dans notre société, la différence n'est pas acceptée.

J'étais si perdue dans mes pensées que je n'avais pas remarqué que nous étions arrivés. Cette place, dont j'avais foulé les dalles des milliers de fois, me paraissait avoir changé. Elle était à présent effrayante. Au centre se dressait le Palais Royal, immense et somptueux. À sa gauche, trois bâtiments plus petits et simples étaient alignés : un vert, un bleu et un noir. À sa droite, avec une symétrie parfaite, trônaient les bâtiments rouge, violet et jaune. Devant chacun des sept palais, un escalier de marbre luisait au Soleil. Lorsque mon nom serait appelé, je devrais aller saluer le Président, offrir les fleurs à l'un des leaders et m'asseoir derrière lui, sur une des marches. Je connais le déroulement. Eunice et moi étions venues assister à la Cérémonie de l'an dernier pour nous préparer. Justement, cette dernière me fait signe. Elle et sa mère nous ont gardé quatre chaises. Ma vue se brouille lorsque nos deux mères communiquent sans un mot puis éclatent de rire. Mon père aussi a sûrement fait appel à la pensée pour saluer ma meilleure amie, car elle lui sourit et semble lui rendre la pareille. À présent, je suis plus que certaine que ma place n'est pas ici. Je suis incapable de faire tout cela, je suis pitoyable, nulle, indigne, formidable, adorable et courageuse.

Je fronce les sourcils et lève le regard vers Maman. Son sourire satisfait me confirme qu'elle vient de s'introduire dans mes pensées et de les modifier. Elle fronce les sourcils à son tour et m'envoie par le biais de la pensée cinq mots, cinq petits mots qui peuvent changer le monde,        "Tout va bien se passer". Je hoche la tête et prends une grande inspiration. Oui, moi, Olympe Gardner, j'allais réussir et avoir une belle vie.

Le président commence son discours. Les nouveaux-nés sont nommés puis attribués à des familles. Ils sont adorables. Les mères porteuses ont accouché hier ; certains ont encore les yeux fermés. Il y a dix-huit ans de cela, j'étais à leur place, et on me remettait à mes parents. Les enfants de six ans se voient remettre une médaille qui marque le début de leur formation. Hugo, tout fier, ne la lâche pas des yeux. Ceux de quinze ans font un petit discours après que les neuf et douze ans aient eux aussi été décorés de la pièce dorée frappée aux emblèmes du Centre. Enfin, ceux de dix-huit ans sont appelés, un à un. Mes muscles se tendent, et mes doigts sont si crispés sur mes cuisses que le bout en devient jaune. Mais, bizarrement, au moment où je suis appelée, tout se calme.

- Olympe Gardner !

Je ne sais pas s'il s'agit du sourire confiant de ma mère ou des pensées qu'Eunice m'envoie, mais, dans tout les cas, ça a marché. Ma démarche, bien qu'hésitante, se fait rapide lorsque je passe, bouquet en main, devant des centaines de personnes ainsi que leur yeux rivés sur moi. Je m'avance dans l'allée centrale et m'incline devant le Président, puis je regarde tour à tour les six autres maisons.

Ma décision est prise.


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