6- Lisa

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Papa est rentré. Maman nous a préparé un bon diner servi dans la salle à manger comme si on était une belle petite famille unie. Ça aurait pu passer pour un repas ordinaire un lundi soir si quelqu'un avait osé parler. Sauf que non, personne n'a dit un mot. Personnellement, j'avais les yeux rivés sur l'assiette de Leah qui s'est vidée à une vitesse normale. Ni trop vite ni trop lentement. Je regardai monter et descendre sa fourchette qu'elle magnait comme si c'était tout à fait normal.

Normal. C'est un mot qui convenait tellement bien à la situation. C'est NORMAL de se soucier de ce que sa soeur veuille bien manger. NORMAL que sa mère se donne un mal de chien pour cuisiner après une longue journée de travail juste pour que son cher mari veuille bien rentrer à la maison de temps en temps. NORMAL de ne pas savoir quoi dire à sa propre famille.

Je suis sûre que mes copines rentrent chez elles en sortant des « hé maman, j'ai eu dix-huit en maths! » ou « Papa! Je serais titulaire au match de la semaine prochaine! », voir même un « Ça s'est bien passé ta journée au boulot ? ». Mais non, pas chez nous. Parce qu'on a peur que la moindre phrase fasse des étincelles. Ma mère tente quand même.

— Le risotto n'est pas trop salé ?

Mon père relève les yeux de son portable et je sais déjà que c'est foutu, on n'aura pas le droit à une soirée calme.

— Putain Grace, t'es toujours obligée de quémander des compliments. Je suis chez moi deux jours par semaine, j'aimerais pouvoir manger sans avoir à compenser ton manque d'estime de toi.

— Tu pourrais rentrer plus souvent si tu t'en donnais la peine.

— Je bosse comme un forcené pour pouvoir te payer ce que tu veux, te donner la vie dont madame a toujours rêvé et voilà comment je suis remercié ?

Leah a quitté la table au « putain Grace », moi je démissionne dès qu'il hausse le ton. Je débarrasse mon assiette en tentant de faire le vide dans ma tête, de me focaliser sur le son de l'eau qui coule du robinet pendant que je lave mon assiette, mais les cris résonnent déjà dans le salon. Je monte les escaliers à la course, ferme la porte de ma chambre et m'appuie dessus, encore essoufflée. J'ai couru comme s'il y avait un danger, j'ai fui, lâchement. Je pourrai redescendre, leur dire de divorcer une fois pour toutes et qu'ils arrêtent de nous pourrir la vie, mais je ne peux pas.

Les cris m'angoissent, m'étouffent. Je ne les supporte plus. Le moindre conflit me donne envie de fondre en larmes. Pas étonnant que je n'ai pas été capable d'aller dire ses quatre vérités à Cassidy Taylor au lieu de monter ce plan stupide, j'aurais été incapable de m'opposer à elle directement. Je suis une lâche, c'est ma nature.

Je regarde le portable que j'avais laissé sur mon lit. J'ai presque envie de lui parler. Je me suis quand même bien amusée hier soir, pas seulement à ses dépens. Ça faisait du bien de parler à quelqu'un qui ne savait pas qui j'étais, devant qui je n'avais pas besoin de faire semblant. Enfin si, je faisais semblant d'être James, mais c'était étrangement plus facile que de faire semblant d'être moi pour être appréciée.

Les hurlements à l'étage inférieur remontent jusqu'à ma chambre. Je branche mes écouteurs pour les couvrir. Je m'allonge sur ma housse de couette, ouvre ma messagerie et parle au nom d'un autre.

James: {Tu fais quoi, toi, quand tu as besoin de t'évader ?}

Je laisse tomber ma tête sur mon oreiller ferme les yeux, laissant la musique me submerger. Leah a peut-être raison, je suis cruelle de lui faire ça. Après tout, Cassidy n'a fait que draguer mon mec, elle ne sait même pas qu'il est en couple, elle ne sait même pas que j'existe en fait. Au nom de quoi je lui fais ce coup-là ?

Cass: {Je dessine. Et toi ?}

James: {Je fuis.}

Je fuis dans un autre monde. J'augmente le volume de la musique. Je me lève et commence à enchainer les pas de danse sur la moquette. Je ferme les yeux, oubliant où je suis, la scène qui se déroule en bas pour la énième fois, je danse, c'est tout ce que je sais faire. Je laisse les notes faire balancer mon corps, le rythme diriger mes bras, la mélodie s'emparer de mes pieds. J'enchaine les mouvements, les figures et les passes de danse que j'ai pu apprendre. Je ne sais pas à quoi ça peut bien ressembler de l'extérieur, de toute façon je m'en fous, je suis seule.

Le vibreur de mon portable me ramène à la réalité.

Cass: {Je crois que c'est ce que l'on fait tous. Qu'est-ce que tu fuis ?}

James: {Une question plus simple stp.}

Cass: {OK. De quoi tu rêves?}

James: {Mon plus grand souhait tu veux dire?}

Cass: {On peut l'interpréter comme ça.}

James: {Tu parles d'une question plus simple XD}

En fait, je n'aurais pas dû lui envoyer un message. Ce n'est pas mon amie. Il ne faut pas que je prenne l'habitude d'aller lui parler dès qu'un truc ne va pas.

Je coupe mon téléphone. Je ne vais pas pouvoir m'endormir pour autant avec ce vacarme dans la maison. Alors je choisis la seule issue que je connaisse depuis que je suis née. Quand il n'y a plus d'autre alternative, je vais frapper à la porte d'à côté.

— Entre.

Leah est déjà allongée dans son lit, dans le noir. Je me glisse dans les draps à côté d'elle.

— Ça va ? demande-t-elle.

— Et toi ?

— Ça ne me fait plus rien.

Je devrais la contredire, lui dire que je vois son manège à elle aussi, à faire semblant que tout va bien quand ce n'est pas le cas, mais pas ce soir. Ce soir, je veux que ma soeur me prenne dans ses bras, comme quand on était petites.

Une fois encore, comme si on était connectées, elle me sert contre elle sans que je n'aie besoin de demander.

— Ça va mieux ? demande-t-elle.

— Chante.

— Non, c'est mort, arrête de demander ça.

— Mais tu chantes bien, s'il te plait...

Elle fait mine de râler, mais s'exécute. Un doux filé de voix sort de sa bouche et vient aussitôt panser mes blessures. Elle chante tellement bien. Une chose est sûre, ce n'est pas génétique. Lentement, je m'envole au son de son chant, je me laisse emporter par le courant de ses rimes, je la laisse m'apaiser.

Alors quand une demi-heure plus tard, elle s'épuise et s'endort, je rallume mon portable.

James: {Mon souhait le plus cher, c'est que le monde entier puisse un jour profiter de la voix de ma soeur.}

Si elle ne découvre pas que James est fils unique, ça devrait le faire. 

De l'autre côté de l'écranOù les histoires vivent. Découvrez maintenant