VENDREDI
Il faisait encore nuit. Le brouillard était très bas ce matin. Il était tout juste six heures, et les rues étaient encore vides de toute vie, à part moi et deux autres personnes réunies aux endroits partiellement éclairés. Nous nous tenions toutes trois sur le trottoir, à une distance respectable témoignant de notre manque d'envie de communiquer. Même les lampadaires semblaient effrayés par la noirceur de la nuit, et leur lumière hésitante ne suffisait pas à éclairer la parcelle de goudron sur laquelle je patientais. Les maisons derrière moi semblaient menaçantes à cette heure-ci ; chaque recoin donnait l'impression d'abriter un monstre, alors qu'en journée, leur devanture en pierre beige était plutôt accueillante. Seule une maison au bout de la rue était allumée, trahie par le halo jaunâtre visible à travers la brume. C'était la maison de la vieille Sarcelle. Je crois bien que personne dans le village ne connaissait réellement le vrai prénom de cette femme, qui était la tante du maire. Elle était sénile depuis plusieurs années, et sortait tous les matins aux alentours des sept heures pour arroser les plantes mortes et fanées qui proliféraient autour de sa maison. Elle s'évertuait depuis des années à les ressusciter, en vain bien évidemment. Sinon, elle était très absente dans le village, on pouvait facilement oublier qu'elle faisait partie des villageois.
J'étais appuyée négligemment sur le poteau de l'arrêt de bus, sac de cours sur le dos et sucette chupa chups à la pomme entre les lèvres. Mon regard émeraude balayait la rue, mes écouteurs vissés dans les oreilles combattant cette impression lourde de solitude. Les matins étaient toujours ainsi, de toute façon. Il faisait nuit et le froid était mordant. Bien que ce calme puisse être apaisant de temps en temps, je le trouvais lourd ce jour-là.
Je tournai la tête, expirant en formant un « o » avec ma bouche, admirant le nuage se formant sous mon nez.
De loin, je pus apercevoir un flash percer la brume. Une personne avançait avec assurance sur les pavés humides, et je pus deviner, lorsque la silhouette passa sous la lumière, qu'il s'agissait de ma meilleure amie Kristy. Ses cheveux gris étaient collés à son visage par l'humidité, et ses joues et son nez rosés me révélaient qu'elle avait froid. Je me redressai et l'embrassai, elle me rendit une étreinte. Elle fit glisser son sac à dos de sport sur sa hanche menue et sortit un paquet de cigarettes et son briquet. Elle en extirpa une avant de tout ranger, glissant le mégot entre ses lèvres tartinées de baume incolore. Protégeant le bout avec sa paume, elle fit jaillir la flamme de son briquet, la faisant lécher le bout de sa cigarette, avant d'enfin ranger l'allume-feu dans une poche. Elle souffla la fumée, un sourire satisfait ornant ses lèvres. L'odeur de la nicotine me chatouilla les narines, et j'inhalai calmement. Kristy était ce genre de personne à utiliser les cigarettes en guise de petit-déjeuner, et j'avais fini par m'y accoutumer au fil des mois.
« Il fait sacrément frais ce matin, souffla ma meilleure amie entre deux bouffées.
- On ne peut pas dire que tu te sois habillée chaudement, aussi.
- Je compte sur la nicotine pour me réchauffer. »Elle me gratifia d'un clin d'œil, tandis que je la détaillai de haut en bas, un peu désespérée. Une simple tenue de sport au tissu synthétique relativement fin. Pas une écharpe, pas un manteau, juste une veste. Oui, décidément, c'était une tenue trop légère pour cette journée d'Automne. Nous étions fin Novembre, les températures commençaient donc à chuter remarquablement. Et elle trouvait toujours le moyen de se ramener dans ce genre de tenue. Je savais qu'elle était plutôt résistante au froid contrairement à moi, cependant il y avait une certaine limite. Elle était ce genre de personnes qui ne supportait pas de s'encombrer avec un manteau.
Je tendis ma main vers ma meilleure amie, qui me passa sa cigarette en soufflant longuement la fumée. En échange, je lui glissai ma sucette. Nous enfournâmes nos bâtonnets en même temps, Je ne fumais habituellement pas. Du moins, jamais en l'absence de Kristy.
Du coin de l'œil, nous pûmes voir un bus arriver. Je tendis mon poing vers Kristy, et elle fit de même avant de me claquer une délicate bise sur la joue, me gratifiant d'un clin d'œil complice et montant dans le bus lorsque celui-ci fut arrêté. Elle me fit au revoir depuis la fenêtre, puis partit s'installer au fond. Lorsque nous étions encore au collège, c'étaient nos places à elle et moi : le plus au fond possible. Me voilà partie pour attendre encore quelques minutes dans le froid.
Je connaissais Kristy depuis des années maintenant. Je dirais bien dix ans, plus ou moins. Elle était arrivée dans ma classe en CE2, me semble-t-il. Je l'avais tout de suite détestée. Je faisais partie d'un groupe de six filles, six petites teignes qui se pensaient intéressantes. Nous l'avions intégrée dans notre groupe, et je la soupçonnais de vouloir me piquer ma meilleure amie Jesika. Nous étions toutes les deux très soudées, enfin pour des petites de sept ans. Et j'étais très, trop, possessive. Pendant presque trois ans, je n'ai pas pu me voir Kristy en photo. Puis, un jour, ce fut comme le déclic. Je ne comprends pas vraiment comment la situation a pu se retourner ainsi, mais le fait est que maintenant, à dix-sept ans ans, nous étions inséparables, tandis que j'avais perdu tout contact avec Jesika. Il est drôle de se rendre compte à quel point les choses peuvent changer du tout au tout.
Nous n'étions malheureusement pas dans le même lycée ; j'avais choisi un lycée très axé sur la littérature, elle avait choisi de faire un CAP, en tant que fleuriste. Comme elle s'était décidée sur son métier en fin de seconde, elle était en retard de un an sur la formation. C'était tout à fait son genre ; mettre des années à se décider, mais s'accrocher jusqu'au bout. Nous avions tous été surpris de sa décision de devenir fleuriste : son fort caractère ne correspondait pas aux délicates fleurs qu'elle devait manipuler. Mais elle nous avait tous fait fermer notre caquet en se dépassant et se surmenant à son travail. À présent, elle travaillait chez un fleuriste très renommé par ici, en stage.
Je vis enfin la navette arriver, au détour d'une rue. Ce tube bleu était majoritairement composé de verre, et il glissait sur la route comme un serpent. Aucun chauffeur à bord, les routes étaient enregistrées et ce cylindre de verre se devait juste de suivre les indications. Expirant une dernière fois la nicotine, je fis rouler la cigarette entre mes doigts, écrasant le filtre, puis je jetai le cadavre par terre, l'achevant avec la semelle de ma chaussure. Montant dans la nacelle, je glissai mon poignet sur le détecteur qui bipa, affichant mes informations et confirmant mon trajet. Dès l'enfance, on nous implantait une puce dans le poignet, qui faisait office de carte d'identité, de carte bancaire et de nombreuses autres choses. Cependant, très peu de personne s'en servaient réellement, étant donné que nous n'en avions pas vraiment l'occasion. Pour ma part, je me contentai de l'utiliser lorsque je devais prendre un transport en commun. Je m'installai à une place vide, observant les champs baignés d'obscurité qui s'étendaient à perte de vue. Le ciel commençait à annoncer l'arrivée du soleil en se teintant d'ocre, et je pus voir une famille de sanglier finir sa course entre les vignes. Encore une journée banale qui commençait.

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Paris Dévasté
Ciencia FicciónQuelques chapitres du 1er jet d'une histoire avec projet d'édition. Dystopique, apocalyptique. ☢ Cover réalisée par l'incroyable sinadana. Encore mille merci ☢