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Ainsi se passaient les jours et les mois sans que rien ne troublât notre amitié. Hors de notre cercle magique venaient des rumeurs de perturbation politiques, mais le foyer d'agitation en était éloigné : il se trouvait a Tokyo, où, signalait-on, des conflits éclataient entre les différences d'Alters. Kyoto semblait aussi calme et raisonnable que jamais. De temps à autre, il est vrai, se produisaient des incidents mineurs, mais la vie continuait comme à l'ordinaire. Les restaurants, les terrasses des cafés regorgeaient de monde. Il faisait chaud, les vignobles étaient chargés de grappes et les pommiers commençaient à ployer sous le poids des fruits mûrissants. Les gens s'entretenaient de l'endroit où ils iraient passer leurs vacances estivales, mes parents parlaient de retourner a Kanagawa et Katsuki me dit qu'il irait rejoindre ses parents a la préfecture de Shizuoka. Il n'y avait, semblait-il, aucun sujet d'inquiétude. La politique était l'affaire des adultes et nous avions nos propres problèmes à résoudre. Et celui que nous trouvions le plus urgent était d'apprendre à faire de la vie le meilleur usage possible, indépendamment de découvrir le but de la vie, si tant est qu'elle en eût un, et quelle serait la condition humaine dans cet effrayant et incommensurable cosmos.

Puis survint une chose qui nous bouleversera tous deux et eut sur moi une grande répercussion.

Il se trouva que, juste à ce moment, je lisait pour la première fois des ouvrages sur les années-lumières, les nébuleuses, les galaxies, les soleils des milliers de fois plus grand que le nôtre, les millions et milliards d'étoiles, les planètes des milliers de fois plus grandes que Mars, Vénus, Jupiter et Saturne. Et, pour la première fois, je me rendis nettement compte que j'étais qu'une particule de poussière et que notre terre n'était qu'un caillou sur une plage parmi des millions de cailloux semblables. C'était apporter de l'eau à mon moulin.

Presque chaque jour, nous discutions à ce sujet, parcourant solennellement les rues de Kyoto, levant les yeux au ciel de temps à temps. Mais ce n'était là que l'un des sujets qui faisaient l'objet de nos débats. Il n'y avait aussi les intérêts profanes, qui paraissaient beaucoup plus importants que la certitude de l'extinction de notre planète, encore éloignée de million d'années, et de notre propre mort, qui nous semblait plus éloignée encore. Il y avait notre intérêt commun pour les livres et la poésie, notre découverte de l'art, l'impact du post-impressionnisme et de l'expressionnisme, le théâtre, l'opéra.

Et nous parlions des filles. Par comparaison avec l'état d'esprit de l'adolescence à notre époque, nos conceptions à cet égard étaient d'une incroyable naïveté. Pour nous, les filles étaient des êtres supérieurs d'une pureté fabuleuse qu'il ne fallait approcher que comme le faisaient les troubadours, avec une ferveur chevaleresque et une adoration distante.

Je connaissais bien peu de filles. Chez nous, je voyais de temps en temps deux cousines, des adolescentes et je me souviens de l'une d'elles que parce qu'elle se bourrait de gâteau au chocolat et de l'autre parce qu'elle semblait devenir muette dès que je paraissais. Katsuki avait plus de chance. Au moins rencontrait-ils des filles portant des noms captivants, telles que Jiro Kyoka, Yaoyoruzu Momo ou Ashido Mina.

Au lycée, on ne parlait guère des filles. C'était du moins notre impression à Katsuki et à moi, bien qu'il eût pu se passer toutes sortes de choses à notre insu puisque tous deux, comme le Caviar, faisions la plupart du temps bande à part. Mais, jetant un regard un arrière, je crois encore que la plupart des garçons, même ce qui se vantaient de leurs aventures, avaient plutôt peur des filles.

Mais je n'ai pas l'intention de prôner les mérites d'une innocence telle que la nôtre, dont je ne parle ici que comme l'un des aspects de la vie que nous menions ensemble. Ce que je m'efforce de faire en rapportant nos principaux objets d'intérêt, nos peines, nos joies et nos problèmes, est de retrouver notre état d'esprit et essayer de le dépeindre.

Nous tentions de résoudre seuls nos problèmes. Il ne venait jamais à l'esprit de consulter nos parents. Ils appartenaient, nous en étions convaincus, à un autre monde ; ils ne nous auraient pas compris ou seraient refusés à nous prendre au sérieux. Nous ne parlions presque jamais d'eux ; ils nous semblaient aussi éloignés que les nébuleuses, trop adultes, trop confinés dans des conventions de toutes sortes. Katsuki savait que mon père était chirurgien et je savais que le sien avait été ambassadeur en Turquie et au Brésil, mais nous n'étions pas curieux d'en connaître davantage et c'est peut-être ce qui explique que nous étions jamais allés l'un chez l'autre. Nombre de nos discussions avaient un lieu en arpentant les rues, ou assis sur un banc, ou debout sous une porte cochère pour nous abriter de la pluie.

Un jour, alors que nous étions arrêtés devant chez moi, je pensai soudain que Katsuki n'avait jamais vu ma chambre, mes livres et mes collections, de sorte que je lui dis, sous l'impulsion du moment : " Pourquoi n'entrerais-tu pas ? "

Ne s'attendant pas à mon invitation, il hésita une seconde, puis me suivit.


Une amitié impossibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant