Le port - Taegi

Quatrième nuit de silence

Les battements de mon cœur contre la cage de ma peau. Les battements de mon cœur contre les murs de mon corps. Ils s'épuisent. Ils se fendent. Ils résonnent jusque dans mon crâne, jusque dans les cloisons de ma chambre. Pourquoi ne viennent-ils pas ? Pourquoi ne viennent-ils pas voir le désastre ? Mon cœur est un détonateur, je suis une grenade. Je vais exploser et il y aura des morceaux de mon âme jusque sur le parvis de la cathédrale. Ça va pas être beau à voir. Fuyez, les honorables, passez votre chemin quand vous rencontrez l'échafaudage effondré de mon esprit.

Les battements de mon cœur résonnent jusqu'au fond du silence. Le parquet rugueux contre ma peau, contre mes mains, contre l'arrière de ma tête. Les planches qui grincent. Mon regard perché sur le plafond sale. La poussière s'écroule sur mes lèvres. J'embrasse la misère, les bras en croix, étendu sur les planches. Je me fais honte. Tout ce silence aura raison de moi.

Choking on the words

And drowning with no air in sight

J'ai fini tous les vins. J'ai déchiré tous les carnets. Et il n'est pas revenu. Il n'est pas revenu. Il ne reviendra pas, n'est-ce pas ? Je suis un imbécile. Il ne reviendra pas. C'est trop tard. Le phare est éteint. Les goélands se noient. Il ne reviendra pas.

- Taehyung.

Même la nuit ne le connaît pas. J'aimerais parler de lui. Comme il est beau. Comme ses lèvres s'étirent en un drôle de sourire rectangulaire. Comme ses yeux brillent quand il les plonge dans l'océan. Comme ses larmes coulent à l'intérieur. Comme on peut les voir s'évaporer dans ses pupilles, si l'on regarde bien, un peu sur le côté. J'aimerais parler de lui. Mais même la nuit l'a oublié. Ça fait trop longtemps. Il ne reviendra pas.

Now you've hit a wall and it's not your fault

My dear, my dear, my dear

Now you've hit a wall and you've hit it hard

My dear, my dear, oh dear

Y a de la musique qui transperce les murs, une pulsation rapide transmise à mes organes. Les basses font vibrer l'air jusque mes poumons. Il ne reviendra pas. La voix semble venir de l'intérieur de ma tête. La voix danse dans ma tête. Dans ma tête, il est toujours là.

Je me redresse. Il est toujours là. Devant la porte. Un peu affaissé. Un peu trempé.

- Je t'ai manqué ?

Taehyung. Mes larmes écrivent son nom sur mes joues brûlées. Sa voix comme du miel contre mes cicatrices à vif. Taehyung. Tu n'as pas pu partir. Il n'y avait qu'un bateau à quai ce soir là. Il n'y avait qu'un bateau. On s'était dit, tiens il n'y en a qu'un. On s'était dit, c'est un peu triste, il doit se sentir seul. J'avais dit, allez viens on monte ! Et tu n'avais pas répondu. Le lendemain, il n'y en avait plus. Les quais étaient vides. L'hiver s'était installé. Les douches de plage poussiéreuses. Les touristes disparus. Plus de diabolos menthe. Plus de moules à la crème. Plus de glace à la pêche ni de jazz band. Le vide. Et seul le phare osait encore briller.

Je me redresse. Il y a quelqu'un devant la porte.

Jimin.

- Je t'ai manqué ?

Il n'attend pas de réponse. Sa voix est trop enjouée. Son regard balaie la pièce. La poussière, les bouteilles vides, les cigarettes, les pages arrachées. Jimin a tout compris. C'est pour ça qu'il est là. Mon téléphone a sonné quelques fois, cette nuit. Je l'ai jeté par la fenêtre. Il a continué de sonner, sur le bitume. Je l'ai laissé faire.

Si Jimin a peur, il ne le montre pas. Il va dans la cuisine, fait chauffer de l'eau dans une casserole. Ça fait de jolis bruits de vaisselle propre.

- Jimin...

Can you fill the silence?

You must have the words in that head of yours

- Comment tu vas Yoongi ? Crie-t-il depuis la cuisine. Ça fait un bout de temps qu'on t'a pas vu en ville. J'ai entendu dire que t'avais été viré. C'est dommage mais bon, c'était un sacré connard, ton patron non ? Si tu veux mon avis, t'es bien mieux comme ça. Bon par contre va falloir t'en retrouver un autre. Tu sais Hoseok a dit qu'il pouvait toujours s'arranger pour te trouver une place dans son café. Y a toujours du boulot là-bas. Et puis avec l'été qui arrive... Bon bien-sûr c'est pas du long terme, mais ça te laissera le temps d'y réfléchir. C'est peut-être le moment de repartir de zéro ? Regarde toutes les possibilités que tu as ! C'est génial ! Si tu veux que je sois honnête avec toi, je suis plutôt jaloux. J'adore mon métier mais qui n'aimerait pas parfois changer un peu d'air ?

Il n'arrête pas de parler quand il revient de la cuisine, une tasse brûlante au bout de chaque bras. Il me place l'une des deux dans les mains, et je sens la chaleur se diffuser jusqu'à la pointe de mes orteils.

Jimin s'assoit en tailleur devant moi, ignorant le décor désastreux qui l'entoure. Il me raconte sans faire aucune pause, même pour boire son thé, la ville, le monde, ce qu'on dit, ce qu'on pense, ce qu'on fait dans le quartier. Je crois qu'au fond il sait bien que je ne l'écoute pas. Je regarde ailleurs, par cette fenêtre, ce balcon qui menace de s'écrouler. Je laisse la voix de Jimin s'infiltrer dans tous les recoins de mon crâne gangréné par les souvenirs. Le balcon est couvert de pluie, la grille est rouillée. Il y fumait une cigarette, une seule cigarette, tous les soirs au coucher du soleil. Il se nourrissait du ciel, il aspirait la fumée colorée à la lumière des nuages. Puis il se retournait vers moi avec un drôle de sourire, pour dire des choses comme il fera beau demain, l'horizon est trouble. Je m'asseyais par terre pour l'observer, sans broncher, sans faillir, jusqu'à ce que le Soleil disparaisse derrière les faîtages.

Wrap me around your fingers

Break the silence open wide

Before it seeps into my ears

And fills me up from the inside

Quand il n'y a plus dans l'appartement que la lumière des néons du bar d'en face, Jimin n'a plus de mots. Mon regard est perdu dans les coins de mon papier peint, où sont nichées des coupures de journal ou des photos jaunies. J'ai mis mon cerveau dans du formol, plongé dans une sorte de latence confortable. La voix de Jimin s'efface doucement, et la nuit reprend discrètement son cours.

Il sait ce qu'il fait là, Jimin. Il a laissé refroidir son thé entre ses doigts, il repose la tasse. Elle fait un drôle de bruit sur le parquet. D'un signe, il attrape mon regard et le garde un instant. Il y a tout le courage du monde dans ses prunelles chaudes. Tout l'amour, toute la compassion, toute la douceur. Si j'en étais capable, je l'en aurais remercié.

Il ne dit plus un mot mais sourit de la plus belle façon. Il dit à bientôt, il dit qu'il me reverra dans les parages, c'est certain. Il dit que les voiles des bateaux sont dorées et que l'été sera bientôt là. La porte claque. Aussitôt, son image reprend sa place devant le mur. Pourquoi, cette fois, semble-t-elle si pleine de reproche ?

- Tu m'as oublié. 

I can't

Take it

Anymore.