Le port - Taegi

Huitième nuit d'espoir

On a vu les étoiles se perdre dans l'écume, ballotées par les courants. On a vu les nuits se noyer sous les ondes, les lumières échouer sur les surfaces d'encre. Et on s'est laissés glisser jusqu'à l'horizon qui n'en finit pas, on a suivi les nuages immenses, les nuages éclos comme des fleurs au ciel.

On avait pas nos vareuses, on avait pas nos chaluts. Plus vraiment d'amarres et plus vraiment de bruit. Rien qu'un silence calme et une satisfaction première. Le sentiment d'avoir rempli son devoir, d'avoir fait ce qu'il fallait. Et on ne voyait plus de phares depuis longtemps, plus de lumières, plus de silhouettes de villes, plus de monde. On s'était perdus sur la mer infinie où les vivants ne s'aventurent pas.

Where you gonna go

Like that

With the holes in you

Taehyung, est-ce que tu m'entends ? Taehyung, j'arrive. Est-ce que tu m'attends ? Taehyung je ne t'ai pas oublié. Taehyung je suis venu finalement, où es-tu ? Si tu pouvais m'envoyer un signe. J'ai l'espoir, tu sais, de te retrouver. Alors dis-moi. Dis-moi s'il te plait...

Taehyung. Taehyung, j'ai laissé les autres. J'ai laissé tout le monde. Je t'ai pris quelques cigarettes. Je sais que je ne pouvais pas te donner ce que tu voulais vraiment. Taehyung, j'espère vraiment que tu les as trouvées, tes sirènes.

Taehyung, où es-tu ?

Ici, chaque vague a tes reflets, chaque ciel a tes couleurs. Tu as peint ce décor au fusain dans mon esprit. Tu as dessiné ses contours de tes mains, pas vrai ? Ici, les embruns offrent à mes yeux des larmes et la houle fait danser nos voiles. Il pleut un peu, mais les ciels sont bleus. De ton bleu plein de teintes, de nuances disparates.

Taehyung, où es-tu ?

Where you gonna go

Like that

With the holes in you

Namjoon est penché à tribord, il observe le sillage. Il s'y jette de tout son corps. Il n'y a plus personne à la barre. Le vent s'engouffre dans le foc, chantant contre le tissu fin. Et nous rêvons en plein jour, le soleil se lève au-dessus des flots. Le ciel se colore de vermeil en colère, d'orange doux. Les lumières sont acidulées et les étoiles se meurent.

Taehyung, où es-tu ?

Est-ce que tu vois aussi ce spectacle d'outre-tombe, ces grands feux élancés vers les ciels ? Est-ce que toi aussi tu pries pour qu'ils ne disparaissent jamais ? Dis moi, Taehyung.

Summer sun won't come

With the holes in you

Où es-tu ?

Le Soleil est haut déjà dans le ciel quand nous entendons leurs chants pour la première fois. Inhumains et lisses. Pâles et teintés de mille rouges, de mille verts, de mille bleus. Comme quand on regarde trop longtemps le Soleil dans les yeux. Si dangereux, mais on voudrait les embrasser de chaque parcelle de nos corps. Si puissants, mais on voudrait les protéger au prix de nos vies.

Namjoon a fermé les yeux, la tête au-dessus de l'eau. Il se laisse perdre dans les abysses les plus clairs, l'enfant de la Lune. Il se laisse perdre par les sirènes, un sourire franc et doux dessiné sur son visage royal. Et je reprends la barre. Je guide le bateau vers les plus hauts tréfonds, sans contrôler aucun de mes mouvements. C'est la danse des vents qui me prend, et je m'y laisse tomber. C'est si délicieux, de sombrer sans rien dire. D'ignorer en riant les larmes salées sur mes lèvres.

Taehyung, où es-tu ?

Est-ce que toi aussi tu entends ces chants merveilleux qui effacent tout ? Toutes les pensées. Mais toi, toi elles ne t'effaceront pas. Personne ne le peux.

Est-ce que tu m'as oublié ?

Where you gonna go

Like that

With the holes in you

L'île se dessine au loin, colorée comme une fleur, vivante comme un ciel d'hiver et pourtant morte. Morte comme les marins qui s'échouent et ne reviennent pas. Morte comme leurs vies qui s'éteignent dans la lumière pâle des phares sans ville, des phares sans douleur. L'île se dessine au loin, et mon cœur s'arrête de battre un instant. Vois-tu, je sais que tu m'attends.

Les sirènes ont disparu sur les rives et mes larmes ont séché au Soleil. Namjoon s'est réveillé discrètement. Découpée sur champ d'azur, l'île accueille les disparus.

Nous échouons sur la plage de sable fin et translucide, baignée de lumière d'or. Nous descendons, et sur nos pieds nus, l'eau caresse nos plaies ouvertes. Nous remontons jusqu'au centre qui se dessine, le grand phare qui git sans lumière sur son lopin de terre. Nous passons dans des rues étroites et raides où les pavés sont pleins de cristaux qui scintillent.

- Il n'y a personne

- Mais si, regarde...

Alors je les aperçois. Les ombres légères qui glissent sans bruit à nos côtés, qui nous accompagnent. Elles n'émettent pas de son, et leurs yeux sont illisibles. Trop sombres. Trop nus. Leurs yeux sont les miroirs d'un passé qu'ils n'ont plus.

Au sommet de l'île, il y a ce phare sans couleur qui semble pleurer sur nos têtes, et c'est comme la pluie fine et fraîche des printemps sans hiver. On ouvre la porte, il n'y a pas de clef, et on monte l'escalier raide et étroit qui s'élance en spirale. Nos souffles sont courts, nos cœurs sont lourds mais nos corps crient l'espoir le plus fort.

Au sommet du phare, il y a cette pièce sans fond qui s'ouvre sur la mer, étendue jusqu'au ciel derrière le verre sans tâche. Un homme se tient devant la fenêtre, droit et plein de rêves. Il ne se retourne pas alors Namjoon s'approche doucement. Je le sens fébrile et calme, triste et vainqueur. Alors ils se voient, alors ils se prennent dans leurs bras. Et mon espoir s'écroule un peu, mais je ne peux retenir un sourire.

- Jin !

Je sais que tu m'attends.

Leurs larmes se mêlent et leurs sourires s'échouent sur leurs épaules. Namjoon a retrouvé sa Lune et il ne la quittera plus.

Tu m'attends, n'est-ce pas ?

Jin se retourne alors vers moi. Il a comme un regard triste dans les pupilles alors qu'il détaille les traits de mon visage.

- Yoongi, je suis désolé. Il est parti.

With the

Holes

In you.