Les yeux brillants, Jin m'a donné ton carnet. Ton dernier carnet. La couverture était pourpre, comme si ce n'était pas toi. Comme si ce n'était que moi. Tu as toujours préféré les bleus profonds, tu as toujours pris les ocres pour me peindre. Le lie du vin, le grenat de la fontaine, le velours de ma veste. L'azur du ciel, la mer dans tes yeux.
J'étais rouge, ocre et cardinal, vermeil et amarante. Plus vif encore que le sang des étoiles.
Tu étais bleu, azur et indigo, nuit et cyan. Plus clair encore que les ciels des veines pâles.
Je suis resté sur le quai, j'ai crié à l'intérieur, lancé des couteaux de sel sur mes plaies, n'ai rien dit. Les lèvres sèches et le front brûlant. Les lèvres couvertes de sang. Les mains striées de lumière, d'ombres. Les barreaux d'une prison de l'esprit. Je suis resté sur le quai. Incapable de partir.
Tu as pris la mer. Le cœur balancé sur le sillage, comme un vulgaire adieu. Le regard perdu et les doigts liés au bracelet. Les doigts emmêlés, emblèmes de liberté. Tu as pris la mer, as refusé de t'écouter.
La nuit était belle, tu sais, quand tu as quitté la Terre. La nuit était belle quand le jour a disparu.
I am not the only traveler
Who has not repaid his debt
J'ai ouvert le carnet sans visage. Je l'ai ouvert et sous la couverture, il y avait contre le papier un bracelet d'ancre et des cordes. Mon bracelet. Je l'ai fixé longtemps, comme la preuve que je ne voulais pas voir, comme le fantôme que je ne voulais pas rencontrer. Puis je l'ai mis dans ma poche et j'ai tourné la page.
Toutes les autres, c'était moi.
Moi devant la mer, avalé par la mer, dévoré par la mer.
Moi devant le phare, le phare éteint, le phare et les ciels déteints.
Moi et puis plus vraiment moi.
Mon visage n'était plus mon visage. Mon corps n'était plus mon corps. Mes yeux c'étaient des orbes sombres. Mes mains plus petites, ma bouche plus grande.
Sur le dernier dessin, il n'y avait plus de couleurs. Que ce gris jauni des pages. Et des larmes, coulées de ses yeux, à l'emplacement des miens.
Tu m'as oublié, pas vrai ?
I had all and then most of you
Some and now none of you
Take me back to the night we met
Namjoon et Jin m'observaient dans un coin, sans un bruit. Quand j'ai refermé le carnet, doucement, relevé le regard, Jin s'est avancé.
Je n'avais plus de mots, plus aucune substance, plus aucun but. Plus rien. Plus personne. La vie m'avait abandonné et c'en était fini. Définitivement fini.
Il n'y avait plus que la pluie. Plus que le bleu délavé de l'eau qui balaie nos visages, qui balaie mon visage et efface toutes les couleurs. Et efface tous les traits. Je suis un brouillard, puis je suis une brume, puis une vague impression. Puis plus rien. Puisque tu m'as oublié.
Qui es-tu ? Toi non plus tu n'es plus rien. Toi non plus tu n'existes plus. C'est si simple de disparaitre, au bout de la Terre qui penche, tout au bout de la mer.
I don't know what I'm supposed to do
Haunted by the ghost of you
Oh, take me back to the night we met
Jin s'est avancé. Il m'a tendu sa main et dans sa main il y avait des pages. Des pages arrachées, du même gris étrange que le carnet. Il a accroché mon regard, vide, et il y a posé le sien. Lis, a-t-il murmuré.
Alors j'ai lu.
J'ai peur, Yoongi.
J'ai peur que tu m'oublies que tu ne me retrouves jamais. Au fond tu sais je crois que j'ai compris que tu ne viendrais pas. Quand tu m'as montré ce bateau, seul amarré, tu m'as dit d'y monter avec toi. Et j'ai compris que tu ne viendrais pas. Je suis incapable de t'en vouloir. Tu n'as jamais vu la lumière du phare. Tu ne l'as jamais chérie, tu ne l'as jamais adorée comme j'ai pu le faire. Elle m'a capturé. Je suis désolé. Je sais qu'elle t'effraie.
J'ai peur que tu m'oublies, mais plus encore j'ai peur de t'oublier. Je dessines ton visage chaque jour, comme autrefois, grâce au goût de tes lèvres imprimé sur ma peau, grâce aux courbes de ton corps épousées sur le mien. Je n'aurais jamais cru pouvoir recevoir autant d'amour tu sais. Jamais. Mais je sens déjà ton visage frémir sous mes doigts, mes traits devenir hésitants. Les sirènes me volent doucement ton visage, et même si je le retiens de toutes mes forces, il s'en va. Tu t'en vas.
J'ai peur de t'oublier, et que tu viennes quand même. Que je ne puisse plus te reconnaître, que tu me sois étranger. Tu n'es pas un homme de la mer, tu n'es pas un enfant de la Lune. Je pourrais avoir peur de toi et de l'odeur de terre imprégnée dans tes gestes. Je pourrais m'enfuir et te tuer. J'ai si peur de t'oublier.
Mais je t'oublie déjà. Je suis désolé Yoongi.
J'aimerais retourner à cette nuit-là, cette nuit d'été où tu es monté en riant sur le bateau, où tu t'es approché doucement, où tu as vu le phare. J'aimerais manger à nouveau cette glace à la pêche en te parlant de la mer, puis partir avec la certitude de te revoir.
J'aimerais retourner à cette nuit-là, pour te dire de ne plus jamais regarder le phare. De ne plus jamais me voir. De ne plus jamais rêver avec moi. Tu étais trop rouge, Yoongi, pour que je ne te blesse pas. J'ai volé ta vie. La mienne était tracée. Je t'ai tué sans réfléchir. Et pourtant je ne regrette rien.
Je suis désolé.
J'espère que tu ne viendras pas.
J'espère que tu m'oublieras.
J'espère que les sirènes en m'emmenant me rendront ton image. Et l'odeur de cette nuit sucrée où je t'ai rencontré. Ne viens pas. Je t'en supplie. Sois lâche. OUBLIE MOI.
Puis, d'un tracé plus hésitant.
Mais merde pourquoi tous ces mots ? Ça veut rien dire. Rien du tout. Tu viendras jamais pas vrai ? Tu m'as complètement oublié. Sale égoïste, j'aurais pu m'enchaîner au continent pour toi ! J'ai essayé de m'enchaîner au continent pour toi... C'est moi l'égoïste, non ? C'est moi le lâche. Putain de phare ! Si seulement...
Si tu savais comme j'aimerais que tu sois là. Il n'y a pas de mots pour le dire. Je dors plus. Je sais plus. J'ai des souvenirs qui cognent contre mon crâne toute la nuit, c'est terrible. C'est cruel de me faire ça tu pourrais pas juste foutre le camp de mon esprit ? (Cette dernière phrase est difficilement lisible à cause des coups de crayons sauvage au-dessus des lettres)
Puis, un peu plus bas, en lettres capitales, tremblantes et noires.
QUI ES-TU MIN YOONGI ?
QUI SUIS-JE ?
J'AI PEUR.
QUI ES-TU ?
Puis, une larme.
Puis, plus rien.
Pardon Taehyung, je n'ai rien oublié.
Puis j'ai oublié un peu.
Puis j'ai oublié les jours.
Puis j'ai oublié les nuits.
Puis je t'ai retrouvé.Pardon Taehyung, je ne peux pas oublier.
Take me back
To the night
We met.
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Le port - Taegi
FanfictionYoongi, sur le port, boit le vin de l'espoir. Taehyung, sur la mer, regarde les phares. - Et pourtant, j'attendrai, ton retour.