Première nuit de mauvais vin

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Je t'ai attendu sur le port. Je t'ai attendu comme on attend les marins recrachés par la mer, comme on attend les rescapés du nouveau monde. Je t'ai attendu et j'ai prié sans honte, et j'ai pleuré sans peine. Car j'avais l'espoir que tu reviennes. J'avais l'espoir de voir la caravelle de ton corps brillant surgir de l'océan sombre et glacé, l'espoir de voir le mat de ton front émerger des vagues éclatées. J'avais l'espoir alors j'attendais sans cesse.

Je t'ai attendu sur le port et j'ai attendu longtemps. J'ai vu tant de fois le soleil être englouti sous l'horizon clair, vu tant de fois la lune y terminer sa course. J'ai vu les étoiles naître et disparaître, et leur reflet sur l'écume grisée par la nuit. Je t'ai attendu sur le port et j'ai refusé de croire que tu avais disparu. Et j'ai chanté leurs chansons, aux veuves, les chansons des marins qui s'enfuient.

J'attendrai

Le jour et la nuit

J'attendrai toujours

Ton retour

J'ai observé les reflets changeants du rouge sur les lignes de ma main, l'eau et la lumière transperçant le sable et la grève. J'ai rêvé de voir les sirènes qui scintillaient au large se rapprocher de la plage et venir à ma rencontre. Elles m'auraient donné de tes nouvelles, révélé en souriant que tu n'étais plus très loin. Elles seraient restées auprès de moi, leur odeur salée et leur mains de perle, jusqu'à ce que tu reviennes.

J'ai observé les lumières du port, rouges orangées, s'essouffler pour s'éteindre, toutes les nuits; écouté les clameurs de la ville, au loin, qui s'énervait pour rien. J'ai laissé mon esprit s'égarer en été, dans les diabolos menthe et les moules à la crème. Les terrasses étaient désertées et c'était l'hiver sur la mer un peu pâle.

Je t'ai attendu en fermant les yeux pour revoir, sur le rideau de mes paupières closes, ton image. Ton sourire hésitant et tes pupilles changeantes, qui reflétaient la mer plus que tout autre décor. Ton visage qui criait, qui soupirait aux vagues pleines, aux vagues inhumaines, de t'emporter. Tes lèvres qui chantaient, à chaque heure, les chants des sirènes.

J'attendrai

Car l'oiseau qui s'enfuit

Vient chercher l'oubli

Dans son nid

J'ai écouté les sirènes des bateaux qui partaient, en voyant en chacun d'eux ton reflet. En cet autre jeune homme qui s'offrait à l'océan tout entier, en cet adolescent qui partait au bout du monde les poings dans ses poches crevées. C'était toi. Ils étaient tous toi. Les regards fous et illuminés, exaltants de soulagement. Ils étaient toi, et pourtant, tu ne revenais pas.

J'ai scruté les bateaux sur les quais, les bateaux sans honneur et sans gloire. Ils étaient presque vides, ils étaient tristes et fatigués. C'était les bateaux enchaînés à la baie, au continent. Les bateaux qui avaient vu le nouveau monde juste pour l'effleurer. Tu n'étais pas de ceux-là et tu ne revenais jamais. Mais je t'attendais. Tu n'étais plus loin, je le sentais dans mon cœur qui battait au rythme des marées.

Le temps passe

Et court

En battant tristement

Dans mon cœur si lourd

Je ne t'ai attendu qu'une nuit et c'était comme un siècle. Une nuit uniquement et c'était comme une trêve. Et pourtant, c'était la guerre dans ma tête, dans mes poumons, dans mes membres. C'était la guerre et c'était comme une hache enterrée dans le sol de ma peau. Comme un cri, long, éternel, poussé par mes entrailles contre la justice du monde. Tu n'avais pas le droit de partir, pas le droit de me laisser seul sur ce béton rouillé, pas le droit de me laisser sur ces berges mornes où tout le monde s'enfuit de peur de se noyer dans l'insomnie. Tu n'avais pas. Le droit. Ces reflets sur ma peau, ces reflets cardinaux sont ceux du vin que je bois, que je bois sans arrêter. Il est sombre dans le verre, sombre sur ma langue quand j'offre un bien piètre spectacle. Mes mains s'éraflent sur les rochers, sur la pierre mon sang coule. C'est triste comme tu me manques. C'est terrible comme tu me manques. C'est affreux. Ça dessine sur ma peau des veines mauves, ça colore mes yeux de vermeil éclaté. Je veux la mer dans mes pupilles, je veux l'océan sur mon corps, puisque je n'ai pas réussi à t'en extirper. J'ai échoué. Sur cette plage, sur ce désert de sentiments.

Si tu savais comme je désire ton retour, me jetterais-tu seulement un regard ? Me regarderais-tu, Taehyung ? Ou ne verrais-tu que l'horizon qui te dévore, que les flots sans lesquels tu n'es rien. Rien qu'une carcasse à la dérive. C'est ça Taehyung ? Ma douleur est le prix à payer ? Ma folie est le gage de ta joie ?

Alors, je l'accepterai.

Et pourtant

J'attendrai

Ton retour

Une autre gorgée de mauvais vin. Un autre regard au phare qui s'enivre. C'est de sa faute, tout est de sa faute. Il guide les Hommes vers la mer, il les noie en prétendant les sauver. Où es-tu, Taehyung ? Où es-tu, quand je t'attends ?

Une autre gorgée. Taehyung reviens. Taehyung. Taehyung. Tu dois revenir. Je t'attends. Reviens. Taehyung. Reviens. Taehyung je. Reviens. T'attends. Taehyung je. Reviens. Dois revenir. Reviens. Taehyung.

Une autre gorgée. Espèce d'enfoiré. Je t'aimais.

Le vent m'apporte des bruits lointains

Guettant ma porte j'écoute en vain

Hélas, plus rien plus rien ne vient

Une autre gorgée. Je t'aime.

Reviens. Pitié.

Une autre gorgée.

Une dernière gorgée. 

...

Et pourtant,

J'attendrai

Ton retour. 

Le port - TaegiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant