Septième nuit de prière

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La fraîcheur de l'aube me réveille. J'agite mes membres engourdis, me lève dans un grand soupir. Le bateau tangue un peu. Il est fragile, usé, fatigué, comme mon corps brisé. Mais c'est le seul toujours à quai, une bicoque de misère qu'on a pas laissée prendre la mer. Elle mériterait bien quelques coups de peinture, elle mériterait bien d'être remise à neuf. Elle mérite une nouvelle vie, car elle va partir à l'assaut de l'océan.

Je ne me laisse plus le choix.

Taehyung m'avait dit que c'était une évidence. Il m'avait dit qu'on ne choisissait pas de partir. Je m'apprêtais à lui prouver ses torts. J'avais décidé de partir, et de le retrouver. C'était une évidence, mais personne ne m'appelait, aux déjà des quais. Tout ce qui me reliait aux vagues, c'était ma haine, mes regrets, et toi. Toi, Taehyung, qui étais parti.

Running home from the sunset

Hiding the tear marks on my cheeks

That's the day I was born again

Je m'assis sur la proue, comme autrefois, comme toutes ces nuits. Je sentais une nouvelle chaleur dans mes membres, un nouveau souffle dans mes poumons. J'avais de l'espoir, venu de nulle part. La vie avait décidé de me rendre visite, dans les nuits de couleur. J'avais une nouvelle chance, j'avais un aller simple vers l'horizon. Directement et sans escale. Plus rien ne me retenait sur Terre.

Une dernière fois, je sautai sur les embarcadères et remontai la berge jusqu'à la ville. Je n'avais plus de vin, je n'avais plus de cris en travers de la gorge. Tous ces gens que je croisai, descendant à la criée, descendant sur la plage, descendant s'enchaîner à leur bureau de gris, je ne les détestai même pas. Ils ne me regardaient plus. Il n'osaient plus. Je m'étais trop éloigné de leur système de pensée, avec mes chaussures élimées, ma veste de velours usée et mon sourire pâle. J'étais trop déterminé, à contre-sens de leur routine. C'est moi qui les regardais, sans savoir. Tous les jours, j'avais observé leur vie, leur mine inexpressive, les mêmes visages sur toutes les épaules affaissées. Il n'y avait plus rien à faire, je n'arriverai jamais à leur ressembler.

Mais aujourd'hui, je ne le regrette plus. Pourtant, il y a une drôle de larme qui coule sur ma joue, tiède et salée. Ma conscience qui s'envole, alors que je quitte doucement, discret comme une ombre, le monde des vivants.

Packing all my things once again

Making sure to load my misery

Bury me where the sun shines

Mon sac trop léger sur l'épaule, je ferme sans trop y penser la porte de mon appartement. Ils le trouveront bientôt, vide, poussiéreux, couvert de pluie. J'ai laissé la clé sur la serrure. Elle porte entre ses boucles tous mes souvenirs, toutes mes nuits sans sommeil, tous les mots de Jimin. Je ne lui ai pas dit au revoir, Jimin. J'espère qu'il comprendra. Hoseok n'a plus voulu me voir depuis un an, il lui expliquera.

Aujourd'hui, je descends les marches et elles ne craquent plus. Je n'ai plus de poids. Je n'ai plus d'attache au sol. Je ne reviendrai pas, et vous ne me regretterez pas. Si vous ne vous souvenez plus, je comprendrai. Apportez simplement une fleur à la fille de la fontaine, les jours sans pluie. Déposez-la à ses pieds, laissez-la s'épanouir à la lumière. Elle a trop pleuré, dans son grenat figé.

J'arrive au bateau sans faire de vagues. C'est une si belle journée. Le phare, sur son piédestal, me regarde de haut. Mais je n'ai plus peur. Je n'ai plus peur de sa lumière, qui m'a volé tout ce que j'avais. Je n'ai plus peur de ses feux qui dévorent la nuit, plus peur de la couleur des ciels qui le recouvrent. Je suivrai sa lumière, dans la nuit où j'avance, telle celle d'un Soleil qui annonce l'été. Adieu la ville, j'espère que tu n'as pas trop honte de moi.

We all die alone

We are alone

Lord come take my soul

So we can all reborn

Namjoon m'attend devant l'embarcation fragile. Il a toujours sa veste de lilas, toujours ses yeux un peu tristes. Il n'a même pas de sac. Je commence à comprendre pourquoi il me suit, les yeux fermés, les mains ouvertes. C'est un enfant de la Lune parti se perdre dans les abysses. Je souris doucement. Je suis heureux qu'il soit là.

- Alors, on y va ?

- On y va.

On défait les noeuds des cordes d'amarrage, on relève l'encre à peine lourde, on déploie les voiles. Il y a une brise légère. On dérive. On glisse sur l'eau doucement et sans bruit, et puis on disparait.

Je souris doucement, et j'essuie les larmes sur mes joues. Je n'ai pas de regret. Je ne choisis pas. Je ne pleure pas. C'est fini, il n'y a plus rien à perdre, plus qu'à nous perdre nous-même dans l'horizon flou, dans les brouillards bleutés. L'atmosphère salée nous entoure de sa fraîcheur acide. Il n'y a plus rien à perdre. Il n'y a plus rien en nous. Qu'un amour doux et perdu, qu'un espoir écrasé sur les rochers d'argent.

Merci, le phare, d'éclairer les vagues.

The people who will leave me line up

I glare down on them one last time

This was never the place for me

Quand la nuit tombe sur la mer calme, je sors le carnet déchiré de mes larges poches. Le stylo a une encre bleue comme la nuit, sombre et riche. J'écris quelques mots sur les lignes pastelles, quelques mots que j'envoie jusqu'à la rade. J'ai toujours été plus doué pour les poèmes. C'était lui l'artiste, qui faisait naître les Soleils.

We all die alone

We are all alone

Lord come take my soul

So we can all reborn

Quand Namjoon murmure quelques mots au-dessus de mon épaule, il a le souffle doux de la houle qui s'engouffre dans les voiles.

- C'est beau, tu sais.

- Je sais.

C'est la musique des marins perdus en mer, c'est la musique des sirènes trempées. C'est la musique qu'on entend en s'enfonçant dans les brumes glacées, à la beauté inhumaine des choses qu'on ne comprend pas. Mais qu'on ne subit plus. Mais qu'on laisse s'emparer des mots, de nos souffles, et dicter à nos cœurs comment battre jusqu'à l'aube.

Packing

All my

Things. 

Le port - TaegiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant