DIX-NEUF : GRAVITÉ 0

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Quand j'étais enfant, c'était un garçon de ma classe de CE2 qui m'avait appris que les enfants ne poussaient ni dans les choux des potagers de la section Agro, ni dans les roses. Je ne me souviens plus de son nom, seulement qu'il avait redoublé. Je crois que plusieurs années plus tard, il s'est retrouvé à l'Isolement pour agression. Pas étonnant. Puisqu'il était techniquement un an plus vieux que moi, il a dût être envoyé à la dérive. Enfin bon, tout ça pour dire que la grossesse ça fait putain d'peur.

Le soleil se lève sur l'Île, ses rayons carressant ma peau. Les écouteurs dans les oreilles, je gratte la saleté qui cache le petit écran de mon mp3. Il beugle un vieux tube de Wu-Tang dans mes oreilles. Calée sur la branche d'un arbre dans lequel j'ai péniblement grimpé, je balance mes pieds dans le vide au rythme de la chanson en mangeant des céréales directement dans la boîte trouvées dans la remise.

- J'vais pondre un mioche dans neuf mois. Je souffle.

Je m'étais déjà imaginé un avenir. Avenir dans lequel figure John, mais jamais je n'avais pensé avoir un enfant, surtout dans ce monde-là. Trop dangereux, trop instable.

Le cliquetis habituel de la trappe du labo. Je sais qu'il s'agit de John, Abby lui a expressément demandé de venir me voir. Il ne sait pas encore.

- Koda ?

La pression est tellement forte... Je sais que plus vite c'est dit, plus vite j'en suis débarrassée. Alors je referme la boîte de céréale et la lance à John avant de descendre de mon arbre.

- Ma sauvage. Sourit-il alors que j'atteris sur le sol, les feuilles craquant sous mon poids.

- Tes sauvages. Le corrige-je, espérant qu'il devine du premier coup.

John me fixe intensément, comme s'il analysait chaque centimètre carré de mon visage afin de déchiffrer mon expression. Je lui prend la boîte de céréale des mains doucement et me remet à grignoter, serrant l'emballage de carton contre moi. Bientôt, ce sera un gamin que je serrerais contre moi.

- Tu parles de toi et de ces céréales ?

Je porte ma main à mon ventre, comme si la voix d'un gamin allait brusquement se manifester et dire "tu vas être papa, John !". Mais non, cette voix imaginaire n'interviendra pas.

- Tu es enceinte ?

- Nan, trop mangé d'céréales. Bien sûr que j'suis enceinte !

J'aurais aimé partir loin, très loin, ou disparaître, ou me transformer subitement en arbre. J'aurais aimé beaucoup de choses à ce moment là pour échapper à une honte pourtant infondée. Au lieu de ça, je suis restée plantée là, devant lui, son visage à quelques centimètres du mien.

- Un petit sauvage. Murmure-t-il.

Je ne distingue ni peur, ni colère, ni tristesse. Comme si la nouvelle l'enchantait, et qu'il n'osait pas trop y croire de peur que ce rêve ne lui glisse entre les doigts.

- Tu ne peux pas aller dans l'espace pour fabriquer le sang d'ébène. Conclut-il après un instant bref de silence.

Nous avions convenus que Raven et moi allions être chargée de cette mission après la découverte de cette dernière. Après que l'on apprenne qu'Arkadia avait brûlé, notre maison avec.

- C'est vrai. J'admis à contrecœur.

Si ça ne tenait qu'à moi, cette mission, je l'aurais mené à bien. Mais là, il s'agit de mon futur enfant et de John. Je ne peux pas me permettre de mettre la vie de ma progéniture en danger.

- De toute façon, on a pas assez de carburant.

- C'est vrai.

Puisque nous avons perdu un des barils contenant le carburant de la navette, l'option du vol en gravité zéro est considéré comme écarté. Mais je persiste à croire qu'utiliser la mœlle osseuse de Luna ne vaut pas mieux que ce que faisaient les hommes des montagnes. Sans parler du malheureux sur qui la formule sera testé, j'entend bien sûr par là qu'il sera exposé aux radiations, en priant pour que le remède miracle soit efficace.

- Si je ne suis pas choisie pour tester la formule d'Abby, tu ne le seras pas non plus. Dis-je d'un ton catégorique. Notre gamin ne grandira pas sans père.

Il ne conteste pas. À présent, chacune de nos décisions devront être prises par rapport à notre enfant. Je ne supporterais pas de vivre sans John, encore moins de voir mon enfant vivre dans un monde où son père est mort.

 ̄ ̄ ̄ ̄ ̄ ̄ ̄

Debout autour de la table d'opération, chacun d'entre nous observe Abby et Jackson, nos deux médecins, préparer ce natif inconnu. Emori prétend que c'est un homme mauvais. Ou plutôt c'était un homme mauvais. Je le ressens, ça ne va pas marcher, il va mourir. Cependant, ce n'est qu'un présentiment, trop peu pour empêcher l'opération.

L'être humain se croyait tout puissant avant l'apocalypse. Il a retrouvé cette image de lui-même lors de la création de l'Arche. Il se croit également invincible en cet instant. Personne ne devrait décider qui meurt, et qui vit. Pas même Clarke, qui semble être en charge de tout. Et pourtant nous voilà tous ici, encerclant une énième victime de cette guerre contre un ennemi invisible, qui semble nous apparaître sous forme de radiation, elles-mêmes invisibles.

Je tiens la main de John et la serre. Le visage endormi de l'homme me terrifie. Il a beau être inconscient et attaché, il me terrifie. Son fantôme me hantera pour toujours, il pèsera sur ma conscience et celle de chacune des personnes présentes dans cette pièce jusqu'à ce que nous-même disparaissions. Abby lui injecte le sérum et je détourne le regard.

- J'espère qu'il va survivre. Lâche John.

Lui, Emori et moi observons la scène depuis l'étage. La native, les coudes appuyés sur la rambarde de métal, acquiesce :

- Moi aussi.

- Comme ça, tu pourras le tuer et te venger. J'ajoute.

Elle me jette un regard brillant, pétillant de malice.

- Pourquoi je voudrais le tuer ? Me rétorque-t-elle.

Je comprend alors la manœuvre. Emori nous a fait croire à la culpabilité de cet homme afin d'échapper elle-même au test. Je dois avouer que c'est plutôt malin, bien qu'un homme va mourir. Quelqu'un allait y passer, de toute façon. Il s'agissait d'un genre d'ermite, il n'aurait probablement pas reçu de traitement qui le sauverait d'une seconde apocalypse de toute façon.

Je ne regarde toujours pas, mais j'entend notre cobaye, notre victime hurler de douleur à s'en déchirer les poumons. Des cris effroyables, les mêmes que les miens lorsqu'on me détenait au Mont Weather. Je ne sais pas quels genre de monstres nous sommes entrain de devenir pour nous transformer comme ceux qu'abritait le Mont Weather, mais une chose est sûre, je n'ai pas survécu jusque là pour voir les miens torturer des natifs pour le bien de l'humanité.

J'effleure ma nuque des doigts. A.L.L.I.E ne m'a pas injecté cette puce pour s'amuser. Elle doit contenir des informations crutiales, ou nous aider à trouver une solution à la seconde fin du monde : le but premier d'A.L.L.I.E. étant de sauver l'humanité, l'intelligence artificielle a dût explorer toutes les possibilités. À nous de trouver lesquelles pourraient nous être utiles.

(2) PARADISE | j. murphyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant