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Noé s'arrêta en haut des marches.

Le couloir était noyé d'obscurité. Les trois portes s'alignaient, leur silhouette presqu'invisibles dessinant un cadrillage parfait sur le mur nu. Delilah n'avait aucune photo à y placarder, aucun sourire figé à tirer de ses souvenirs. Elle préférait laisser la nuit peindre les ombres. Ses bibelots prenaient la poussière dans de vieux cartons. Tout avait été soigneusement emballé, au cas où il faudrait fuir. S'en aller et tout laissé, encore.

Noé passa une main sur le crépis abîmé.

Le silence était habité. L'atmosphère, tendue, délayait l'air en une aura fauve. Comme à l'entrée d'une tanière, Noé se savait surveillé. Et sentit sa gorge se nouer. Il détestait jouer la proie. Approchant de la porte, il tendit l'oreille. Pas un bruit. La bête lui aurait presque fait croire à son absence. Mais elle était là, tapie dans le noir. Elle l'attendait. Noé tressaillit. Il prit une brève inspiration et frappa. Aucune réponse. Du bout du pied, il poussa la porte.

Elle releva la tête.

Ruth était allongée, un oreiller entre les bras. Elle s'était blottie dans un coin du lit, près de la fenêtre. Les pâles rayons de la lune s'emmêlaient dans ses cheveux d'ambre liquides, si lisses qu'ils coulaient sur sa peau en un millier de ruisseaux. Ses yeux d'acier jaillissaient de ses paupières rouges et gonflées par les larmes, crevant les ténèbres qui l'avaient avalé. Elle semblait si fragile, ailleurs, loin de cette petite chambre endormie, et seule, tellement seule avec ses douleurs.

Noé s'apaisa.

Il avait l'impression de la revoir, enchaînée dans la cale du ferry, assommée par un sommeil tailladé, sa tête posée contre le plancher pourri, le nez en l'air, respirant le danger. Un animal perdu. Et en colère. Mais Ruth n'était pas folle. Il l'avait lu dans le fond de ses yeux.

Noé connaissait la Rouille. Il passait ses journées à traquer les malades, à fouiller les bas-fonds trempés d'humidité, à nettoyer la ville, à la purifier de ses parasites. Il transportait des cadavres encore brûlant de fièvre, les jetait dans les flammes des bûchers et les regardait se consumer. Des heures. Noé savait par cœur les couleurs de la maladie. La chair rongée, putride, et l'odeur de la mort qui enfume leurs yeux éclatés. La folie faisait naître des fantômes dans le creux de leurs pupilles dilatées. Dans l'ombre du mur, il avait entendu tant de cris, tant de voix brisée par le désespoir qu'il ne discernait plus la peine de la haine. Il sentait encore contre lui les mains des fous, agrippés à ses jambes, à ses bras. Ils l'avaient supplié, adoré comme une idole, acclamé en héros. Ils l'avaient jugé coupable, traité de démon.

Je serais le monstre si je n'étais la pitié.

Leur credo. Une si maigre illusion en cet enfer.

L'Ordre se voulait porteur d'espoir. Traînant par les pieds ces corps désarticulés, tous uniques, pourtant pareils, Noé refusait de croire en sa clémence. Il volait la lumière de ces damnés, celle qui l'avait libéré de l'agonie et rendu à la vie, quelques années plus tôt. Hier. Il était le rouage sanglant qui permettait à l'infernale machine de broyer ces êtres presque morts, mais toujours vivant. Qui les privait des dernières brides de leur existence. Il tuait, comme la Rouille. Plus vite que la Rouille. Et se perdrait dans cette course morbide.

Ruth n'était pas comme eux.

Elle était malade, mais lucide. Enfermée dans le ventre du ferry, elle l'avait observé, silencieuse. Et alors qu'elle aurait pu se jeter sur lui, jaillir de la cale pour courir dans les lumières de la ville, elle était restée là, impassible dans sa misère. Elle était résignée. Ruth n'avait pas besoin d'espoir, ni de dernière chance. Elle se savait perdante, vaincue à jamais par la maladie. Elle agoniserait dans l' ombre du navire si Noé ne lui avait pris la main.

OutbreakOù les histoires vivent. Découvrez maintenant