Delilah essuya ses mains sur son tablier.
Et soupira. Distraite, elle dénoua le nœud qui ballottait dans son dos, et le jeta sur le dossier d'une chaise. Le silence, pourtant paisible, lui pesait. Comme habité, il suintait du plafond, se faufilait le long des poutres, gonflait les veines du bois. Il rôdait, la surveillait. Et elle détestait ça.
Delilah frissonna.
Elle s'approcha de la fenêtre. L'obscurité ruisselait sur la vitre. Au bout de la rue, la lumière d'un lampadaire éclairait les pavés humides, projetant des ombres difformes sur les façades endormies. Il était tard. Delilah ouvrit et, après un rapide coup d'œil, tira les volets, dont le grincement, sinistre, résonna dans la ruelle déserte. Noé ne rentrerait pas ce soir. Delilah grimaça. Comme souvent, elle lui en voulait. Il savait qu'elle l'attendait, s'inquiétait. S'en moquait. Il pouvait être n'importe où, mais elle serait toujours là. Malgré elle. Mais pour combien de temps encore ?
La lumière vacilla.
La flamme, minuscule, agonisait dans le fond de la lampe. Delilah esquissa un sourire amer. La nuit finirait par les avaler, elle, lui. Eux. Croisant les bras sur sa poitrine, elle fouilla la petite cuisine des yeux. Les placards à moitiés vides, la table bancale et sa nappe tâchée par endroit, l'évier en cuivre encrassé, les gouttes d'eau dévalant ses parois et la rangée d'assiettes propres dans l'égouttoir... Des détails, insignifiant, dans lesquels elle s'égarait, s'abîmait. Il fallait qu'ils s'en aillent. Qu'ils oublient les bas-fonds, la boue, et ces fantômes qui erraient, longeaient les murs éclaboussés de sang de la Cité. Qu'ils lui survivent.
Delilah éteignit la lampe.
Elle devait lui faire confiance. Se glissant dans le salon, Delilah récupéra dans le fond d'une armoire une vieille couverture en laine et un oreiller. Depuis que Ruth dormait à l'étage, elle se contentait du divan. Les nuits étaient fraîches, trop courtes cependant pour qu'elle eut à regretter son lit. Elle préférait ces longues heures d'insomnies aux cauchemars. S'apprêtant à jeter ses draps sur le canapé, Delilah se pencha en avant, aperçut Jonas, ouvrit la bouche, mais retint sa question. Les lunettes de travers, sa tête avait basculée en arrière, découvrant sa gorge dont la peau, blafarde, était zébrée de veines bleutées. Il avait les doigts tâchés d'encre. Sur la table, une pile de cahiers aux pages noircies de formules raturées, de dessins maladroits, menaçait de s'effondrer sur deux flacons de verre, remplis de liquides aux couleurs étranges. Il portait encore ses prothèses. Et avait le sommeil inquiet.
Delilah esquissa un sourire attendrit. S'approchant, elle lui prit des mains sa plume, la déposa sur le petit carnet ouvert en équilibre sur ses genoux, qu'elle fit glisser sur la table. Puis, balayant du bout des doigts la boucle blonde qui lui tombait devant les yeux, elle lui retira ses lunettes. Elle aurait aimé desserrer ses prothèses mais, de peur de le réveiller, Delilah préféra le couvrir, remontant la couverture jusque sous son menton. Elle l'observa un instant, fascinée par la candeur de ses traits. Un enfant, encore. Mais il avait déjà tant souffert.
Delilah s'éloigna, s'aventura dans les escaliers. Elle devait aller trouver Ruth, s'assurer que tout allait bien. Qu'elle allait bien. Les marches se noyaient dans l'obscurité, mais elle les avait gravis tant de fois qu'elle en connaissait les moindres imperfections. Une raie de lumière fendait les ombres. La porte de la salle d'eau était entrouverte. Delilah s'avança dans le couloir et hésita. Elle savait que les greffes n'avaient pas toutes fonctionnées. Plus tôt dans la soirée, Jonas avait retiré les morceaux abîmés. Ruth n'avait rien dit. Mais elle avait aperçu, enfouie dans le fond de ses yeux, les cendres d'une prière.
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Outbreak
Fantasy"Emmène-moi sur ton arche." Pour échapper à la Rouille, une maladie incurable menant inexorablement à la démence, les Hommes se sont terrés derrière d'immenses murs. Le Conseil royal, dans l'espoir de trouver au plus vite un remède pour endiguer l'é...