42 ~ Flashback

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        Je me balance sur ma chaise tandis que les élèves de ma classe rentrent bruyamment. Fini les vacances de Pâques, il fallait maintenant que l’on se prépare aux derniers partiels. A côté de moi il y a cette fille Mélina, j’ai cru comprendre qu’elle avait fini par choisir de faire Character-designer l’an prochain, ce qui veut dire que si je passe, on sera ensemble. C'est plutôt sympa. J’attache mes cheveux noirs en une couette sur le côté et enfouis ma tête dans mes coudes. Vivement que cette année de prépa soit fini, j’ai passé mes vacances entières à travailler sur un projet d’illustration à rendre et inutile de préciser que j’ai très peu dormi. Je crois que c’est le cas de tout le monde. La fin d’année approche et c’est le moment de faire ses preuves si l’on ne veut pas être éjecté.

        Ça fait dix minutes que le cours aurait dû commencer mais visiblement le prof n’est pas là. Et mon amie Estelle, une des meilleures élèves en illu, n’est pas là non plus. Ils sont sûrement en train de parler. Alors que certains se lèvent pour rentrer chez eux et profiter pour finir le sujet d’illustration, la directrice entre dans la salle, suivie par la moitié de nos professeurs. Tiens qu’est-ce qu’il se passe, une réunion surprise ? Sûrement au sujet des partiels. Cela dit je doute que ce soit à ce sujet lorsque je vois ma prof de français, en proie à une violente crise de larmes, qui se réfugie dans les bras de ma prof de philo. Putain qu’est-ce qu’il se passe ?

 

« - S’il –vous plait j’aimerais que vous vous asseyez tous –Commence la directrice d’une voix tremblante-

-  Qu’est-ce qu’il y a ? Il n’y a pas cours –Lance Clément au fond de la salle-

Non les cours sont annulés pour aujourd’hui et demain.

Pourquoi ?! – Demande Cinthia, vexée d’avoir travaillé au maximum son sujet d’illu pour rien-

Nous…. Nous venons d’apprendre une très mauvaise nouvelle. Restez assis ! –Crie-t-elle à Clément qui prépare déjà ses affaires- voilà, votre camarade, Estelle Morard, est décédée ce matin. Nous venons de l’apprendre par sa mère. -Un silence s’écrase violemment sur la classe et j’entends au loin le sac de Clément qui s’échoue sur le sol- Elle s’est suicidée. »

 

        Je laisse ma chaise retomber sur ses deux pieds et suis abasourdie. En moins d’une minute des pleurs et des cris retentissent dans la pièce qui devient vite trop étouffante à mon goût. C’était impossible, Estelle ne pouvait pas faire ça, elle était brillante, elle souriait toujours, elle était là pour les autres. Ce n’est pas possible, c’est une blague de très mauvais goût. Mais de voir mes professeurs pleurer ne peut que signifier que ce n’est pas une blague. Je laisse échapper un hurlement et m’enfuis de la salle en courant lorsqu’on nous laisse le droit de sortir. « Elle s’est jetée dans la Garonne ce matin, sur le chemin de l’école. C’est un passant qui l’a vue se jeter du Pont. ». Je me sens mal, mon ventre me brûle et mon esprit ne veut pas croire une telle chose possible alors que mon cœur se consume petit à petit sous le poids de la triste réalité. Estelle avait été là pour moi dès le début de l’année, lorsque j’avais craquée sous la tonne de devoirs et la pression, elle avait su me remonter le moral et m’avait motivé à choisir la section de character-design. Je revois son visage enfantin, toujours en train de sourire même après avoir passé une nuit blanche. Elle voulait réussir, elle se donnait à fond dans son boulot. Pour moi c'était comme un exemple à suivre dans cette classe, une sorte de bouée de sauvetage lorsque tout vous semble aller contre vous. Ce n’est pas le genre de fin que j’imaginais pour elle.

        Alors que je pars de l’école à grands pas je suis prise de nausée. Pile devant moi, il y a la Garonne qui coule tranquillement comme si de rien n’était et au loin, je discerne le Pont. Dire qu’il y a quelques heures elle se tenait là et personne n’avait été présent pour la retenir alors qu’elle avait su être présente pour n’importe qui dans la classe tout au long de l’année. J’aurais dû être là pour elle, j’aurais dû voir que quelque chose n’allait pas. Si elle a sauté c’est parce qu’il y avait quelque chose en elle qui l’avait motivé à le faire. On ne se suicide pas sans raison, mais son sourire m’avait toujours persuadé qu’elle était heureuse et en ce moment même je m’en veux de ne pas avoir cherché plus loin.

*

        Alors que je marche d’un pas las sur le Pont, je m’arrête devant la rambarde et regarde au-dessous de moi. C’était la dernière chose qu’elle avait vu, l’eau boueuse s’échouer contre les supports du pont. Pas même quelqu’un pour la retenir ou lui parler, non elle n’avait entendu que sa propre voix désespérée qui lui disait de sauter pour en finir avec je ne sais quoi. Je laisse échapper des larmes brulantes et expulse un cri qui me déchire de tout mon être. Pourquoi se rendait-on compte trop tard de la détresse des gens ? Pourquoi fallait-il attendre la mort d’une personne pour se demander ‘Y avait-il quelque chose qui n’allait pas dans sa vie ?’. Je regarde l’eau qui frémis en bas sous la force du courant et j’y imagine le corps sans vie d’Estelle, son éternel sourire gravé sur son visage paisible. Pourquoi est-ce que je n'ai pas pu la sauver ?

 

Je ne suis plus au-dessus de la Garonne mais au-dessus de la baie de Sydney, contre la rambarde par-dessus laquelle Ashton est volontairement tombé. Je me poste au-dessus et regarde l’eau noire remuer à mesure qu’il lutte. Je me rappelle dans la piscine de Luke lorsque j’ai failli me noyer, sans aucunes forces pour remonter. J’avais été tenté finalement par la sensation paisible de la mort et je sais que d’ici quelques secondes cette pensée traversera son esprit à lui aussi. Les feux d’artifices éclairent la surface de l’eau et je vois son visage, il suffoque et doit lutter pour ne pas appeler à l’aide. Bien qu’il soit déterminé, il a peur, peur de mourir. Etait-ce ce visage que j’aurais pu voir sur Estelle lorsqu’elle avait sauté ? En l’espace de quelques secondes je me remémore certaines choses, Irwin qui réclame ma place au Starbucks, la haine dans son visage quand j’ai refusé, mon dessin qu'il a ruiné, puis tous les coups bas qu’il m’avait fait, les mauvaises réflexions. A plusieurs reprises j’avais souhaité de le voir disparaitre mais maintenant qu’on y était, je me refusais de le perdre lui aussi. Personne ne mérite de finir sa vie comme ça. Je retire quelques affaires à mesure que les autres arrivent en courant, alertés par le cri de Michael et sans hésiter je plonge pour rejoindre Ashton dans l’eau glacée, entendant un hurlement au loin, qui n’est pas celui de Michael.

« - ALOUETTE ! »

A year with KangarooesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant