Jour 1

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Il fait froid, la neige tombe. Des crépitements se font entendre en même temps qu'une importante agitation, des hommes chahutent comme pour  le début d'une fête. Dans un tout petit vacarme, un vieux journal est tombé par terre, il est tombé de très haut. Broché, avec un vieux cuir souple, il ressemble à un vieillard noble et disgracié qui vient de mourir. Le dos du livre est brûlé, il est encore chaud et gît à présent dans un trou, dans une flaque de neige qui s'est liquéfiée  à son contact. Si on l'avait regardé de haut, il aurait paru seul et isolé, six centimètres sous le sol blanc. Il commençait déjà à tomber dans un oubli éternel, personne ne serait là pour s'en souvenir, dès que le linceul poudreux aura fini de le recouvrir, fine couche par fine couche...

Si on l'avait ouvert, voici ce qu'on y aurait lu :


Imaginez être avec moi, vous êtes assis face à une femme couronnée elle-même assise sur un trône, lui même placé sur un piédestal... Maintenant... je vous raconte. Pour que vous me compreniez. J'ai toujours dédié ma vie à vous, ne me reniez pas. J'aurais dû refuser, j'aurais dû...

Jour 1, 7 décembre

Il y avait un silence morbide. Tout le monde attendait quelque chose. Il faisait presque noir, seuls quelques rayons d'aurore transperçaient l'obscurité, ils étaient comme lorsque l'on marche dans les bois mais en plus fins. Quand on vit enfin se montrer le début d'une forme jaune et discoïde à l'horizon, et que dans mon dos, la lumière émanant de cet étrange objet céleste vint commencer à percuter une sphère remplie d'eau suspendue au plafond, Thys, fit un signe à un serviteur qui attendait au fond de la salle, puis, solennellement, elle clama: «Vous, Nirar d'Ellas, censé protecteur du feu roi Tosmar Ier, avez failli à votre tâche et, en vigueur de la justice actuelle, êtes relégué à la garde de la Maison, elle marqua une pause, me scruta, et reprit : La haute instance du Nold vous interdit l'ingérence volontaire de poison et vous condamne, pour recouvrir votre honneur, à vivre dans le déshonneur.»

La sentence était prononcée par cette saisissante beauté, au visage strict mais élégant. Les pommettes saillantes, le regard incisif, elle siégeait à la façon de ce qu'elle était, un monarque. En face du trône, une assemblée richement vêtue se délectait du jugement. Ses visages relâchaient des moues de satisfaction alors que derrière la souveraine, de grands vitraux incolores laissaient transparaître un paysage attristé...

Du fait de la hauteur du lieu où nous étions, tout paraissait minuscule :
On pouvait apercevoir d'abord, le sommet des murs de la ville, puis une vallée où des pins gigantesques sont parsemés ça et là, et, en remontant une large pente du regard, à l'horizon, une forêt dont les arbres semblaient devenir des herbes folles. Les pellicules, d'un ciel grisonnant à la blanche chevelure crépue d'immenses nuages, couvraient les terres d'un soyeux linceul blanc. Alors que, plus au loin, quelques oiseaux, beaucoup de corbeaux, se mouvaient et formaient des toutes petites tâches noires sur le soleil, qui, très lentement, prenait de l'ampleur.

Sous l'ordre que la reine avait donné avant de parler, l'énorme gong de la cité sonna, ça n'avait rien à voir avec ma sentence, il indiquait le début du jour. Sa gravité et sa plénitude associé au panorama qui s'offrait à mes yeux me coupèrent le souffle et me bouleversèrent.

La foule du tribunal assise sur des bancs tout à fait banals ne disait mot laissant à chacun le pouvoir d'interpréter ce silence.

Je le subissais comme la pire des humiliations. À part à l'allusion de "la maison" (qui fut un haut lieu d'extrême torture) aucun de ces spectateurs n'avait paru ne serait-ce que troublé et ce, malgré ma place importante et toujours dévouée auprès du roi.
Leurs visages étaient impassibles et figés dans le marbre froid de l'absence d'émotion.

Cela trahissait leur mépris, tous me préféraient hors de leur route où je leur faisais obstacle, moi, et mon encombrante morale...

Pourtant, j'acceptais mon sort avec tempérance, j'avais échoué face à mon devoir ; le plus grand seigneur que le royaume ait porté était mort sous ma garde. C'était clair, concis et juste dans mon esprit ; pour avoir le droit de mourir dignement, je devais transfigurer ce jugement. 

À l'orée de ma soixante-douzième année, on me brutalisa vers la sortie... Dans mon dos, la lumière du soleil levant imprimait mélancoliquement une dernière fois, sur les tapisseries de velours accrochées aux murs, l'ombre du vieux chevalier que je fus.

Le dit drame s'est passé le 6 décembre 274. Le roi, à soixante-quinze ans, était monté dans un carrosse avec un ministre aux petits yeux noirs et au sourire d'or. En tant que capitaine de sa garde rapprochée, je les avait suivi tout naturellement avec mes hommes afin d'assurer la protection du roi ; il suffisait de traverser la ville car on allait rendre compte à l'invitation de la reine qui organisait un festival de la culture virnienne dans une cour publique de l'autre côté de la ville. La formation idéale pour sa sécurité occupait toute la largeur d'une rue et c'était une promenade de santé.

Jusqu'à ce que notre chemin croise en son travers, un chariot de foin dont la roue venait de se casser, aucun moyen de le contourner et impossible de faire marche arrière à cause de la populace compacte qui nous suivait avec ferveur. J'ai démonté avec trois hommes pour aider à dégager la charrette, quand, à l'instant même où je touchais le sol, un homme jaillissait de nulle part et sautait à la gorge du roi...

Mes yeux suivirent le bond. Tout mes muscles se tendirent. Mon cœur palpita.

Un seul coup fut fatal.

Immédiatement, j'ai défouraillé ma lame, j'aillais exécuter l'homme ! Mais, le ministre hurlait de ne pas le tuer, qu'il nous le fallait vivant.

On contrôla le régicide, et on m'amena en prison. Et le lendemain, à la première seconde du jour j'étais assis face à Thys, reine du Nold et veuve du roi.

Nirar d'Ellis, Honneur d'un bourreau désignéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant