8- La première bataille

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Une bataille suffit parfois à faire d'un enfant un homme. C'est pour cela que la première bataille d'un jeune homme comme d'une jeune femme est particulièrement importante. Généralement, elle ne se passe pas vraiment bien puisque le passage de l'entraînement aux conditions d'un combat réel est plus que brutal. La guerre, tout le monde vous dit que c'est mal. Si l'on écoute ceux qui la déclarent pourtant, ils affirment le plus souvent qu'ils n'avaient pas d'autres choix. C'est ce qu'avançait Cyrion. La réalité, c'est qu'il y avait en cet homme comme en la plupart des grands guerriers une fascination malsaine non pas pour la violence de la guerre mais pour le défi que représentait celle-ci. L'empereur Cyrion éprouvait le besoin d'être constamment mis à l'épreuve. Il repoussait ses limites plus loin à chaque combat pour battre des ennemis de plus en plus forts. De plus, à l'entraînement il peut arriver que dans un moment de faiblesse vous laissiez une ouverture à l'adversaire, mais à la guerre vous n'avez pas le droit à l'erreur. Pourvu que l'ennemi saisisse l'opportunité que vous lui laissez et bim, vous êtes mort. Enfin, ça dépend de l'ennemi en question. Les Sidélions avaient adopté depuis quelques années une nouvelle technique de combat consistant à neutraliser l'adversaire sans le tuer. Pour cela, ils suivaient des cours précis d'anatomie dès leur plus jeune âge pour savoir exactement où frapper de façon à faire assez mal pour se débarrasser de l'assaillant sans le tuer pour autant. Sauf dans le cas où votre position est trop délicate, situation dans laquelle vous n'avez pas d'autre choix comme on dit. Les meurtriers ne connaissent a priori qu'une seule excuse.

Il était à peine 5h du matin sur Delia3, et tout le monde s'activait déjà au palais en ce beau matin d'hiver. Dans le grand hall, Cyrion faisait les cent pas, pour se conditionner au combat tandis que sa femme Isil se tenait bien droite, debout devant le miroir à contempler le reflet d'un corps qu'elle ne reconnaissait même plus tant il était encombré d'armures et d'armes en tout genre. Syrcon profitait de cet instant pour lire une dernière fois un livre expliquant la bonne attitude à adopter sur un champ de bataille, tandis que Naci enfilait pour la première fois sa paire de bottes en cuir noires marquées du symbole officiel de l'armée. Il les contempla avec fierté une dernière fois avant de rejoindre son père lorsque celui-ci donna l'alerte.

L'arrivée sur les lieux fut nettement moins spectaculaire que ce que Naci avait imaginé. Le paysage était plutôt joli, voire accueillant et aucune autre armée ne les attendait. Cependant, ils se mirent rapidement en marche vers les villes et c'est peu après l'attaque de l'une d'elles que les premiers ennemis vinrent défendre leur territoire.

L'armée adverse était exclusivement composée d'hommes compris entre 20 et 50 ans. Naci qui n'était encore un enfant se sentait particulièrement vulnérable sous les coups puissants de ces ennemis qui faisaient pour certains deux fois sa taille ; pourtant il ne montrait rien de sa crainte et leur faisait face comme seuls les plus valeureux guerriers savent le faire. Au bout de quelques minutes de combat et alors qu'il commençait à prendre ses aises, il entendit tout à coup un cri strident à sa gauche. Il eut à peine le temps de se retourner pour voir le visage d'un Sidélion se fracasser sur le sol. La première bataille est marquante parce qu'elle correspond généralement au premier cadavre qu'un guerrier voit dans vie. Pour Naci, ce n'était pas le cas. L'assassinat de ses amis par Etli l'avait préparé à ce triste spectacle. Il continua donc de se battre sans sourciller, repoussant bravement les ennemis. A ma grande surprise, Syrcon s'en sortait aussi. Pas aussi bien que son demi-frère, certes, mais il parvenait à rester en vie tout en repoussant maladroitement quelques ennemis par moment, ce qui n'était déjà pas si mal. Les combats durèrent plusieurs jours, puis plusieurs semaines et même plusieurs mois. Les Sidélions gagnaient petit à petit du terrain mais les ennemis ne renonçaient pas et se battaient chaque jour avec une plus grande férocité, avides de sang et de vengeance. En effet, les Sidélions ne s'étaient pas contenter d'une tentative d'invasion. De nombreux villages avaient été pillés pour subvenir aux besoins de Delia3, et cela n'avait fait qu'attiser la colère des indigènes. Naci avait beaucoup progressé et avançait petit à petit dans les différentes lignes de combat. Je craignais le jour où il arriverait en première ligne, à la merci des guerriers les plus aguerris. En revanche, Syrcon restait en dernière ligne, et même à ce poste il arrivait fréquemment qu'il se retrouve en difficulté. Mais le plus important me direz-vous, c'était qu'ils soient en vie. Par la grâce de Théüra aucun membre de la famille impériale n'avait été touché, du moins jusqu'au 6e mois de combat. Tout comme le reste de la population Sidélionne, je me souviendrais toujours de cette journée, de ce mardi pour être précis. J'observais les combats comme à mon habitude, étant ce jour-là quelque peu distrait car lassé de la redondance de la chose, quand un mouvement de foule attira mon attention. L'impératrice Isil venait d'être touchée. Chose inattendue, les combats cessèrent immédiatement. Par respect, les deux camps baissèrent leurs armes et les combattants s'écartèrent pour former un grand cercle autour de la blessée. Seul l'empereur s'aventura au centre de celui-ci, juste à temps pour rattraper sa femme qui s'écroula finalement dans ses bras. Naci, Syrcon et Tran qui avait quitté pour l'occasion son poste médical se précipitèrent en première ligne du cercle ainsi formé et ne purent que constater le triste spectacle qui s'offrait à eux. En effet, rien depuis la boucherie de La Mer de Larmes ne m'avait paru aussi tragique. L'empereur qui avait toujours entretenu l'image d'un homme impassible, dénué de toutes émotions sanglotait à présent, agenouillé, tenant le corps frêle de la femme qu'il aimait dont l'abdomen était toujours traversé d'une épée qui la faisait agoniser. L'empereur put lui adresser quelques mots avant que celle-ci ne rende son dernier souffle. Durant cet ultime moment d'intimité, personne n'avait osé faire le moindre bruit, le moindre geste, même ceux dont le visage était trempé de larmes comme Naci s'efforçaient de pleurer en silence. C'était à se demander si la foule n'avait pas arrêté de respirer. Pourtant, à la seconde où l'impératrice ferma les yeux pour la dernière fois, le calme fut rompu. Pas par la reprise des combats puisque la majorité des gens souhaitaient laisser quelques secondes à l'empereur, mais par un seul homme, isolé, qui allait à lui seul faire basculer l'avenir de tout notre peuple. En effet, une silhouette noire cagoulée surgit brutalement de la foule sans que personne n'ait pu l'arrêter, brandissant dans sa main une épée qu'elle alla d'un seul geste planter dans le dos de l'empereur endeuillé. Une onde de choc traversa la foule tandis que la silhouette disparaissait dans la direction opposée à celle dont elle était apparue une petite seconde plus tôt. Le cri de souffrance que laissèrent échapper en chœur les trois princes me fait encore frissonner à ce jour. Syrcon et Tran restèrent, comme le reste de la foule bouche-bées, incapables de réagir face à la violence du choc. Mais Naci se démarqua une nouvelle fois en courant instinctivement vers l'endroit où se trouvait son père. Tout comme il l'avait fait avec Isil quelques secondes plus tôt, Cyrion échangea quelques mots d'adieu avec son fils avant de finalement rejoindre celle qui l'avait fait veuf l'espace de quelques instants. Les combats n'avaient toujours pas repris, et le silence qui régnait sur l'assemblée était plus pesant que jamais. Tout le monde guettait la réaction qu'aurait le jeune prince lorsqu'il se relèverait, puisqu'il était pour le moment toujours agenouillé auprès des cadavres de ses parents, pleurant à chaudes larmes. Étonnamment, il ne lui fallut que quelques minutes pour reprendre ses esprits. Naci était intelligent, il savait que les ennemis ne leur laisseraient pas plus de répit. Il savait aussi que l'empereur et sa femme étant morts, les Sidélions n'avaient plus de leader. Or on lui avait toujours appris qu'une armée désorganisée ne pouvait pas gagner. Logiquement, Syrcon aurait dû hériter de l'autorité de son père puisqu'il était le plus âgé mais il n'en avait ni l'envie, ni la carrure, ni la force à cet instant précis. Naci se releva donc bravement, essuya ses larmes du revers de la main puis s'adressa à ses troupes d'un air solennel. Jamais on n'avait vu discours plus motivant. Naci avait surtout besoin en réalité de se motiver lui-même, mais il avait toujours fait passer les besoins du groupe avant les siens c'est pourquoi il mit toute son éloquence au service collectif et rassembla toute sa force physique pour repartir au combat dès que le discours fut terminé. Ce n'était qu'un enfant, les soldats qui étaient tous plus âgés et expérimentés que lui auraient pu ne pas l'écouter, mais il avait su trouver les mots justes. Tout le monde sans exception était ébahi devant la beauté de la tragédie qui venait d'avoir lieu. Ce petit bout d'homme qui prenait ses responsabilités et faisait preuve d'un courage surhumain même après ce qu'il venait de vivre épata même les soldats ennemis, qui mirent plus de temps à se reconcentrer. Ainsi, cette courte distraction ainsi que les forces multipliées des guerriers Sidélions désireux de venger leur défunt empereur vinrent finalement à bout du peuple indigène qui se vit contraint de céder ses terres aux Sidélions, sauvant ainsi notre peuple de la fin que lui réservait Delia3.

Le sauvetage d'un peupleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant