Rue des Canadiens, numéro 26 : une villa illuminait le soir. De la musique embaumait les jardins avec ou sans palissade, les arbres élagués, les nuées d'insectes, les tondeuses à gazon — le gazon coupé, le béton, les briques, les allées, leurs haies ciselées ; ça sentait le printemps. Il flottait en cette fin de mois d'avril un souffle tiède dont les exhalaisons imprégnaient directement la chair.
Myuzu, assis sur les marches du perron, attendait. Alice était allée leur chercher deux verres au minibar et Thomas draguait une rousse émaillée par des grains de beauté. La brise ébruitait les feuillages, les cendres de sa cigarette s'éparpillaient, ses cheveux virevoltaient. Il marmotta « Pourquoi diable se retrouver ici ? » Il ne connaissait presque personne. Ce n'était pas son trip : les grosses beuveries. Et il ne s'entendait pas particulièrement bien avec Jamie. Pourtant, ce dernier avait tant insisté pour qu'il participe aux festivités qu'à défaut d'autre choix, il était venu. De nouveau, il se lamenta. L'alcool coulait à flots, ouais, irriguait les bouches assoiffées, ouais... Il s'ennuyait ferme. Son regard se promena sur le voisinage, les reflets du lampadaire vacillaient sur l'opacité des ténèbres ; aux abords des bosquets, les nains de jardins se déformaient en grimaces hideuses. Au loin, une chouette hulula, crevant l'abcès de ses réflexions. Il tourna la tête et poussa un cri de surprise. A seulement quelques mètres de lui, Léo, appuyé contre un muret, le fixait. Myuzu l'avait immédiatement reconnu. Ce mec était assez populaire à la fac de philo et lettres. Son apparence de bad boy plaisait aux filles, sa belle gueule inspirait la sympathie. Ils ne s'étaient jamais adressé la parole. Léo s'avança, s'adossant à ses côtés. Il portait une veste en cuir sur un jean délavé et des baskets aux lacets défaits. Ses boucles brunes retombaient sur son front et ses lèvres pulpeuses pinçaient une cigarette qui expulsait une haleine blanchâtre. De près, il dégageait un charisme fascinant. Myuzu eut un infime mouvement de recul.
— Bouh !
— Quoi ? riposta-t-il avec défi.
— Qu'est-ce que tu fais ici tout seul ? C'est à l'intérieur que ça se passe.
— Et toi pourquoi tu n'y es pas ?
— Je voulais prendre l'air.
Myuzu le dévisagea avant de confier qu'une amie était partie chercher leurs boissons, mais que ça l'emmerdait, qu'il voulait se barrer. Léo lui offrit un gobelet rempli de liquide transparent. Myuzu le prit en hésitant et avala une gorgée. La vodka roula sur sa langue, brûlant son palais.
— Je m'appelle Myuzu.
— Je sais.
— Ah ?
— Ça t'étonne ?
— Je me pensais invisible.
— Ça dépend pour qui.
— Tu me dragues ?
— Non.
Du bout de sa chaussure, Léo écrasa la braise orange de son mégot.
— Les études te plaisent ? demanda-t-il en se rapprochant de Myuzu.
— J'adore, les cours sont vraiment intéressants. En troisième, vous avez beaucoup de travail ?
— Oui. Après, c'est la première la plus compliquée. Le temps de s'habituer à l'unif.
— Pour l'instant, ça va. J'attends le blocus.
— Il ne faut pas rester enfermé, deux semaines, tout seul, avec ses cours, sinon tu déprimes. Le mieux, c'est d'étudier avec des amis ou d'aller dans les auditoires.
— Tu vas dans les auditoires ?
— La plupart du temps, j'étudie avec Sacha, mon meilleur ami. Si tu veux, tu pourras venir avec nous. On va souvent à la bibliothèque.
— Pourquoi pas ?
— Il faudra que tu me donnes ton numéro.
— OK. J'ai laissé mon téléphone dans ma veste, je ne le connais pas par cœur.
— OK.
— Donc... Pour les examens, tu ne stresses pas ?
— Non. Et toi ?
— J'ai peur de ne pas avoir assez de temps pour les livres, je lis lentement.
— Ils vous ont donné quoi ?
— « L'homme qui rit » de Victor Hugo, « Les souffrances du jeune Werther » et les derniers, j'ai un trou de mémoire.
— J'ai adoré « Les souffrances du jeune Werther ».
Myuzu eut un sourire. Les paysages peints à travers l'écriture poétique l'avaient également séduit. Goethe avait ce style particulier quand il décrivait la nature humaine, il dépeignait un destin tragique ; une fatalité extérieure, divine, indépendante.
— Moi aussi. Mais tout le monde n'a pas aimé.
— Il y en a que ça dérange que Werther se plaigne autant. Une amie m'a dit que c'était du romantique passif, que Werther gâche son temps parce qu'il en a les moyens, il est riche. Il geint, ne s'engage dans rien, ne défend aucun combat. Il s'enferme égoïstement sur lui-même et s'apitoie sur son malheur. Un malheur qui n'en est pas un selon elle ; il subit. En quelque sorte, je suis d'accord.
— Évidemment, je préfère les romans de Victor Hugo, mais la beauté des descriptions m'a plu... Et j'ai toujours aimé les fins tristes.
Léo n'ajouta rien. Un temps passa. La lune perla au-dessus du vélum brumeux. Son halo mystique baigna les rues de sa pâle clarté. Un instant, le monde leur sembla distant, irréel. Leurs yeux se rencontrèrent. Alice, éméchée, apparut à l'entrée et tira brutalement Myuzu par le bras. La demeure les dévora et abandonna Léo, au pas de la porte.
Les guirlandes suspendues au plafond clignotaient sur la pénombre. Elles éclairaient à intervalles réguliers le papier peint bordeaux. La grosse enceinte crachait une puissante mélodie. Des cadavres de jeunes saouls jonchaient le salon, la cuisine, les chaises ; des couples se bécotaient cachés entre des coussins. Myuzu dansait. De note en note, il bondissait. Il gloussait de manière hystérique. Parce qu'il était bien, parce qu'il était heureux et probablement parce qu'il avait trop bu. Cependant, il s'en moquait éperdument. Léo était avec Jamie qui le suivait à la trace ; peuh bon toutou ! Alice et Thomas étaient bourrés. Thomas avait pécho cette fille et Alice avait vomi, ils n'étaient plus auprès de lui. Ils étaient partis, il ignorait où. Mais là encore, il s'en moquait éperdument. Il leva les bras vers le haut, rejeta la tête en arrière, se mouvant au rythme des percussions. La dizaine d'individus autour de lui était justement dans le même état. Euphoriques, ivres, ils s'entrechoquaient les uns aux autres.
Parfois au sein de cette fougue, deux corps s'attiraient et s'emmêlaient ensemble, se perdaient, se reperdaient.
Quelqu'un se vint se coller à Myuzu — une étudiante de son année. Elle lui chuchota un gribouillis de phrases dont il ne saisit pas le sens. Elle est jolie, pensa-t-il en l'accrochant pour l'emmener avec lui. Ils valsèrent en tourbillonnant diablement. Puis elle attrapa une autre épaule et il fut projeté de l'autre côté, heurtant une nouvelle personne. Le scénario se répétait. En chancelant, il s'effondra contre le torse de Léo qui le réquisitionna de justesse et l'entraîna sur la piste, Myuzu ricana bêtement et se laissa faire. Longtemps, ils voguèrent au gré des fluctuations ; chavirant, chorégraphiant un drôle de ballet. Leurs doigts se joignaient, s'éloignaient, s'entrelaçaient. Leurs pieds suivaient le sillage de l'autre, ils trébuchaient en butant contre le carrelage. Léo tenait Myuzu. Il le faisait toupiner. Ils avaient chaud et l'envie d'exploser. Une vive effervescence gonflait en eux. Ils pouffaient sottement, hurlaient des bribes de chansons. Enfin, les joues roses, ils chutèrent, pantelants, sur le sol sans jamais cesser de rire. Ils étaient heureux.
Le lendemain, ils se réveilleraient dans ce salon, sur un canapé. Les souvenirs de la veille auraient presque disparu : identiques aux mirages qui s'effacent après une nuit bercée de rêves.
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Parmi la multitude des toiles
RomanceC'est l'histoire de Léo qui a un gros crush sur Muyzu. Ils ne se connaissent pas. Pas encore. Il cherche à comprendre. Et puis, tout est déjà là. Depuis le début, très certainement. Ils cherchent toujours. *** "Parmi la série de peintures, il y e...