Elle

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Le soleil couchant teintait d'orange la maison d'en face, promesse de beau temps pour le lendemain. Je m'en réjouis. On était en avril, c'était la première soirée que je passais seule dans ce nouvel appartement. Un déménagement est souvent une épreuve, même quand il a été mûrement choisi, réfléchi.
L'immeuble était silencieux ; je me posais à nouveau la question, avais-je fait le bon choix ?
Quand le soleil disparut derrière la côte, l'obscurité se fit soudainement, je frissonnai, de doutes et de désarroi... Pas simple de se retrouver dans un espace inconnu, encore presque vide. J'avais froid, et ce n'était pas en raison de la fraîcheur ambiante, mais à cause de l'isolement, du nouvel environnement, des voisins inconnus ... Je me couchai de bonne heure en me disant que d'ici peu, j'aurais recréé des habitudes.

Je ne la remarquai que le lendemain. Une personne à sa fenêtre. Sa présence me laissa indifférente. Est-ce que je n'adoptais pas la même attitude ? Moi aussi, je mettais le nez à la fenêtre et laissais errer mon regard.
Mais les jours suivants, elle était là à nouveau, fidèle gardienne.
Sa curiosité m'a amusée, j'ai agité la main quelques matins pour saluer la discrète silhouette. Trop discrète sans doute pour qu'elle me réponde. Je me suis alors reproché mon geste. M'avait-elle jugée incorrecte de signaler ainsi que je l'avais débusquée ? Bien des gens n'aspirent qu'à passer inaperçus.

Les jours suivirent, puis les semaines. Je m'étais habituée à mon nouveau domaine. Et puis, je quittai la région pour les vacances.
À peine étais-je de retour que l'automne s'infiltrait, le vent faisait danser les pâles rayons de soleil. L'obscurité grignotait la lumière avec une voracité chaque jour grandissante.
J'avais repris mon travail, la régularité des horaires me dicta, sans que j'en aie conscience, la cadence de mes habitudes et, un mardi soir, je revis la personne à sa fenêtre...
Elle habitait cette maison en vis-à-vis. Une demeure décrépite que la commune devait réhabiliter, m'avait-on dit lors de mon installation, près de six mois plus tôt. Mais l'été était passé, la bâtisse toujours plantée là, disgracieuse et sinistre dans le quartier.

Et la « vieille » veillait sur la rue comme une mouche prisonnière derrière la vitre. Je l'avais affublée de cet adjectif peu charitable, mais, selon moi, pour ainsi rester inactive, c'est que le grand âge la clouait chez elle. Je la plaignais d'être réduite à une si morne existence et de vivre dans un tel lieu. Sans doute s'ennuyait-elle et si ma présence suffisait à la distraire, au moins avais-je cette utilité.
Un jardin à l'abandon que longeait la rue nous séparait. Des herbes folles barbelaient le grillage, les deux arbres n'étaient que squelettes de branches mortes alors que partout ailleurs, la végétation arborait encore les tons rouges et mordorés de l'automne.

Ce qui finit par m'intriguer, c'est que la fenêtre sans rideau restait invariablement dans le noir, rectangle plus opaque que l'obscurité nocturne. Pas la moindre source de lumière, quelle que soit l'heure.
Et pourtant, je devinais toujours le contour flou de ma voyeuse.

Quand j'y réfléchis, une autre constatation s'imposa à moi : jamais je n'avais vu cette dame sortir de sa maison ou y entrer. Pas plus que je n'avais remarqué de visiteurs. Il aurait été normal qu'une infirmière ou une aide-ménagère s'introduisent chez cette femme âgée. Mais non ! Pendant plus d'une semaine, ce fut moi qui observai les lieux, dissimulée derrière les tentures, avec l'espoir d'éventuels va et vient. J'implorai le ciel pour qu'un médecin, un jardinier, n'importe qui ! entrent dans l'étrange demeure... Mais non ! Il fallait pourtant bien que cette curieuse personne fasse des courses de temps en temps.
Insidieusement, une contrariété diffuse s'insinuait dans mon esprit. La forme mystérieuse me troublait, me mettait mal à l'aise. Je la voyais, je la devinais, bien qu'indistincte dans l'ombre. Elle se mouvait dans ce qui devait être la cuisine, mais le plus souvent, restait immobile derrière les carreaux. Une tache plus claire, blanchâtre, ses cheveux sans doute, couronnait le reflet.

J'évitai alors de passer devant la baie du salon. « Elle » m'observait ! J'allais jusqu'à baisser les stores pendant la journée. « Elle » me guettait ! Mais vivre dans l'obscurité ne faisait qu'accroître mon anxiété. Je sentais sa présence jusque dans la pénombre. « Elle » analysait, disséquait mes faits et gestes. J'en étais certaine, j'étais si prévisible !
Le malaise virait à l'angoisse, voire à l'obsession.
Et quand un coup de sonnette m'avertissait d'une visite, je prenais bien soin de demander, la voix étranglée, qui donc était là.

C'est justement au cours d'une visite que je me résolus à me confier à des amis. J'attendais d'eux une aide : ils se moquèrent de moi ! ils éclatèrent de rire en me disant que rares étaient les gens de mon âge à croire aux fantômes ! Je leur en voulus un peu de ne pas accorder de crédit à mes dires. Et puis je réagis ; ils avaient raison, bien sûr. À vivre seul, on prend des manies, pourquoi donc éprouvais-je le besoin de vérifier, jour après jour, si mon étrange voisine était bien présente à son poste de guet ? Ne l'aurait-elle pas été, je m'aperçus qu'elle m'aurait manqué.

Il me fallait réagir. C'était à coup sûr mon imagination qui me jouait des tours. Je pris la résolution de ne plus m'intéresser à cette fichue fenêtre.
Mais c'était aussi condamner ma propre ouverture sur l'extérieur, celle du salon, m'interdire de profiter de la pièce et habitant un F2, j'avais besoin d'en occuper tout l'espace. Je refusai de me calfeutrer piteusement dans la cuisine ou de me réfugier dans ma chambre ! J'étais chez moi, j'étais adulte, je me raisonnai, me morigénai, « Un peu de cran, voyons, c'est une pauvre vieille qui, doit perdre un peu la tête ! C'est d'ailleurs ce qui te guette si tu continues à vivre recluse ! »

Mais il y a loin de la parole aux actes et malgré ma détermination à l'oublier, l'apparition fantomatique de la demeure d'en face continuait à me perturber. Elle l'emportait sur tout discernement. J'avais beau faire appel à la logique, au bon sens et savoir que ma terreur était sans fondement, la présence que je sentais me paralysait, m'empêchait de mener une existence normale. Je ne quittais l'appartement que pour me rendre au bureau où je retrouvais, soulagée, les tâches à accomplir et les contacts avec mes collègues. Pendant quelques heures, occupée par le travail, j'oubliais ma phobie. Mais de retour chez moi, je ressentais à nouveau une oppression qui me paralysait. J'appréhendais les soirées silencieuses et les heures éprouvantes des nuits cauchemardesques. Au matin, je me levais épuisée, à demi-consciente, et mon premier réflexe dirigeait mon regard de l'autre côté de la rue.
« Sotte, stupide, nigaude ! Va donc lui rendre visite, Propose-lui de faire ses courses ! Agis ! »

Ce que je fis un jour de grand courage en rentrant du bureau.
La journée avait été resplendissante, il faisait doux encore et le soleil saignant au-dessus de la côte embrasait la vieille maison et annonçait une nuit froide, il allait geler probablement mais j'aime le froid quand il s'accompagne de luminosité.

J'ai traversé la route et pénétré dans la jungle du jardin abandonné. La maison s'élevait quelques mètres plus loin. J'aurais voulu sonner, m'annoncer, seulement il n'y avait ni sonnette, ni interphone. Le portail d'entrée était entrouvert sur le vestibule, je l'ai poussé...
J'ai gravi l'escalier devant moi tout en annonçant ma venue.
— Madame ! Je suis votre voisine !
Personne ne répondit. Je remarquai l'état déplorable des lieux, la saleté, les toiles d'araignées.
À l'étage, je m'avançai au seuil d'une pièce, toujours en prévenant de ma visite. Personne ! J'ouvris chacune des portes et chacune grinça à mon contact. Et puis, je repérai la cuisine d'où m'observait habituellement la dame aux cheveux blancs. Elle n'était pas là non plus. Je me dirigeai vers la fenêtre pour constater quelle vue on avait depuis ce côté de la rue.

Je reconnus sans peine l'appartement. J'eus la brève vision d'une silhouette jetant un regard dans ma direction, mais les derniers rayons du soleil frappant les vitres me firent douter. Non, voyons ! c'était impossible ! j'avais fermé à clé la porte de mon logement... Je me déplaçai légèrement. Un miroir suspendu à proximité me renvoya mon image : celui d'une vieille dame auréolée de cheveux blancs.

Ce ne fut pas une révélation, plutôt une évidence. Je devais prendre sa place, devenir « elle », l'énigmatique image.
Je m'appuyai contre la fenêtre pour découvrir plus nettement la locataire d'en face, une jeune femme qui s'activait dans le F2.
Alors, je m'installai confortablement derrière la fenêtre et je l'observai.

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