Repas de famille

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Le ragoût mijotait doucement. On l'entendait blobloter depuis une bonne minute déjà. Ces frémissements ouvraient l'appétit de Christophe qui, penché sur la marmite, inhalait l'irrésistible odeur. Elle présageait l'exquisité de ce déjeuner de Pâques. Il saliva. Son estomac entonna une chorale de borborygmes.
La maison était propre. Les choses avaient été rangées soigneusement. Elle avait fait le ménage hier après-midi. Anxieuse, elle s'y était adonnée une seconde fois ce matin. Pour être sûre. C'était la première visite de sa famille depuis qu'elle s'était installée avec lui. Salomé était inquiète, mais son inquiétude était métissée d'excitation et d'impatience à retrouver les siens. Voilà plusieurs mois qu'elle ne les avait pas vus. Comment allaient-ils la trouver ? Et surtout, Christophe serait-il à leur goût ?
Elle ne parlait que de lui lors des longues conversations téléphoniques avec sa mère. Néanmoins, le rencontrer en chair et en os, accoler la représentation à la concrétude de son être, juxtaposer le fantasme et le réel, cela appelait nécessairement un écart, une vacuité. Et c'est ce qu'elle redoutait : cet interstice, si infime fût-il. Elle craignait que le dégoût s'y immisce, que la répulsion s'y niche et qu'enfin le désaveu advienne.
Salomé ne désirait rien que l'adoubement de ses parents. Elle voulait avancer dans la vie en étant certaine de les rendre fiers, parce que les bons choix pour elle étaient ceux qui enflaient l'orgueil de son père et de sa mère.
Elle était effrayée à l'idée de les décevoir. C'est pourquoi elle avait minutieusement tout nettoyé : le rangement, la propreté chassaient les lancinements de l'angoisse.

— Goûte ! enjoignit-elle en lui tendant la cuillère.
Christophe ouvrit la bouche et ingurgita le brouet. Immédiatement, son visage se froissa aux commissures des lèvres, ce qui chez lui était signe de satisfaction.
Ils se fréquentaient depuis six mois maintenant. Leur rencontre avait eu lieu une après-midi de novembre, pluvieuse, à la boucherie de la rue Georges Clémenceau. Romantisme carnivore. Ils en plaisantaient souvent. À la Saint-Valentin, Christophe lui avait offert des roses et une bavette. Cette dérision innervait leur vie, même s'il y avait des choses avec lesquelles Salomé ne transigeait pas.
La beauté de cette femme émouvait Christophe. Il éprouvait une irrépressible attirance pour ce corps gracile, pour cette viande ferme qui s'articulait sous ses yeux, revêtant la forme la plus absolue de son désir de mâle. Cette façon qu'elle avait de rouler des hanches lui provoquait des courants brûlants dans le bas-ventre. Il l'aurait baisée chaque minute de chaque heure. Seulement, si elle savait...
Si elle avait accès aux desseins qui grouillaient derrière son front, à ces vapeurs de l'imaginaire qui dilatent les passions sauvages des âmes ébouillantées. Si elle pouvait constater les scénarios intimes que le théâtre de son esprit déroulait sans cesse, le sadisme de ses pulsions, les jeux de domination toujours prêts à éclore dans le trouble de sa conscience... Qu'aurait-elle pensé de lui ?
Le soir, dans le lit, il s'approchait d'elle lentement, pareil à un prédateur. Il l'embrassait tendrement et projetait d'acheminer par degrés, par de subtiles nuances, ses penchants ténébreux jusqu'à la surface de leur amour. Il s'ingéniait à accomplir ses perversions sous le jour le plus digeste, diluait sa luxure dans les rituels d'un érotisme convenable. Pour le moment, il lui fallait atténuer la vivacité de ses envies, surseoir à leur vibrant tumulte. Six mois, ce n'est pas assez. Le temps forge la confiance. Il allait prendre son mal en patience. Il ne doutait pas de sa conversion future. Cette perspective le transcendait. Morsures, mutilations, asphyxie... Réjouissantes ambitions.
La plupart du temps, leurs étreintes étaient savoureuses. Dans ces moments-là, Christophe affichait les plissements caractéristiques aux commissures des lèvres : preuves irréfutables d'un plaisir accompli. Pas la jouissance ; celle-là attendrait. Elle viendrait un jour prochain, il en était persuadé. Attendre. Attendre encore.
Salomé ne réprimait rien des pratiques qu'il initiait, mais il ne voulait pas la brusquer. Il subodorait que la plus petite effraction anéantirait ses efforts. Il craignait qu'elle le quittât s'il se présentait dans la vérité de ses pensées, s'il révélait la franche anatomie de ses inclinations.
Cette hypothèse était fondée sur une observation. Certaines nuits, elle s'était refusée à lui. Elle avait prétexté un mal de tête. Il fallut plusieurs semaines à l'acuité de Christophe pour comprendre que ces migraines suivaient un calendrier très précis : elles survenaient lorsqu'il avait sauté un repas ou n'avait pas terminé son assiette.
Salomé cuisinait divinement. Son savoir-faire n'était pas en cause. Christophe adorait tout ce qu'elle préparait. Sa réticence se logeait plutôt dans la quantité de nourriture qu'elle lui servait : gargantuesque.
Au cours des six derniers mois, il avait pris quinze kilos pour ne plus la vexer. En contrepartie, il pouvait la sauter quotidiennement.

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