Du haut d'un pylône du Golden Gate Bridge, le magicien regardait l'horizon crépusculaire. Comme souvent, un épais manteau de brume recouvrait la ville de San Francisco. Seuls quelques gratte-ciels dépassaient la tête du brouillard et signalaient au magicien une présence humaine. Partout où il portait ses yeux, des lumières provenant de bâtiments, d'automobiles ou de navires s'allumaient tour à tour et scintillaient dans la baie. La brise s'intensifiait et faisait virevolter ses haillons et les poils de sa longue barbe. Son regard perçant lui permettait d'entrevoir, parmi l'écume tumultueuse de l'océan Pacifique, les contours des lointaines îles Farallones.
Le monde qu'il avait connu autrefois n'existait plus. Celui qu'il scrutait désormais était devenu irrespirable, et seul l'air du large lui permettait de ne pas suffoquer. La nature, jadis précieuse alliée, auprès de laquelle il puisait ses immenses pouvoirs, semblait s'être flétrie.
Il était condamné à attendre en haut du pont. Trois jours déjà qu'il était apparu et n'avait pas quitté ce lieu. Par chance, masqué par la pluie tombant abondamment depuis son arrivée, personne ne semblait l'avoir remarqué. Désormais, la faim et la soif le tenaillaient atrocement. Les minutes semblaient aussi interminables que les querelles des rois d'antan. Il trompait l'ennui en regardant passer l'infini cortège d'automobiles sous ses pieds, dont le tintamarre couvrait le rugissement de l'océan.
Ne pas être aperçu. Apparaître et disparaître furtivement, comme il l'avait toujours fait, laissant maintes fois derrière lui une traînée de mystère et d'ébahissement.
Lorsque le soleil serait presque couché, le rayon vert fendrait l'horizon et lui apporterait enfin sa réponse : pouvait-il ou non faire ce dont il se savait d'ordinaire capable ? Alors qu'il s'était accroupi, ses doigts, qui ne trahissaient jamais son impatience, se mirent à tapoter fébrilement le métal du pont.
Pour la première fois de sa vie, il se sentait amer, mélancolique, vulnérable.
Humain, en somme.
Il fut presque rassuré d'entendre les mouettes piailler autour de lui, qui semblaient vouloir partager le poids de son désarroi. Ses souvenirs le hantaient, bons comme mauvais. Ceux qui avaient été et qui n'étaient plus. Désormais, il était seul.
Pourquoi lui ? Pourquoi après tout ce temps ? Pourquoi ne l'avait-on pas laissé reposer en paix, selon l'expression consacrée ? Était-il si indispensable qu'on ne puisse se passer de ses pouvoirs ? Ses pouvoirs ? Quelle dérision ! Désormais incapable de réaliser la moindre incantation, il n'était plus digne d'être le berger de cette planète. La honte rougissait ses joues et plissait davantage les rides profondes sur son vénérable front de vieillard. Seule subsistait sa vision pénétrante, capable de voir au-delà des montagnes et des âmes les plus noires. Les clameurs du match des 49ers dans l'AT&T Park parvenaient jusqu'à ses oreilles. Il en profita pour regarder le spectacle de loin et tenter de comprendre les subtilités de ce sport, pour finalement se prendre au jeu.
Le rayon vert se montra enfin. Il vint furtivement caresser le visage du magicien et s'éclipsa aussi rapidement qu'il était apparu.
Il ouvrit la paume de sa main. Un minuscule rayon vert scintillait, d'une couleur identique à celle qui avait fendu l'horizon quelques instants auparavant. Il l'admira, le fit tourner sur lui-même à l'aide de son autre main, tel un enfant hypnotisé par un nouveau jouet.
Pour la première fois depuis son retour, le magicien sourit enfin.
Il attendit que la pleine Lune éclaire totalement le Golden Gate Bridge. Le rayon vert dans sa main se métamorphosa progressivement en éclairs émeraude. Il avait beau refermer sa paume, des petits éclairs passaient à travers les interstices et faisaient verdoyer son poignet tout entier.
S'il devait s'assurer qu'il était bien redevenu celui qu'il était, encore fallait-il le vérifier discrètement. Il chercha donc à accomplir un tour qui ne trahirait pas sa présence. Au bout de quelques instants, il se tourna vers le large, ferma les yeux et la bouche, ouvrit grand ses bras et fredonna un son du plus profond de sa gorge, à l'instar de Matthew McConaughey briffant Leonardo DiCaprio dans le film « Le loup de Wall Street ». Au bout de quelques minutes, il entendit un son au loin. Un deuxième. Un troisième. Puis des dizaines, simultanément. Un concerto de chants de baleines répondant à son appel. Partout à proximité du Golden Gate, les imposants mammifères affluaient, chantaient, sautaient en l'air et retombaient de tout leur poids sur la surface de l'océan, célébrant ainsi le magicien perché. La circulation sur le pont stoppa derechef, passants et automobilistes s'arrêtant ébahis, pour contempler cet étrange ballet. Bien que les baleines soient nombreuses dans cette région, personne n'avait jamais admiré semblable spectacle. De nombreux témoins dégainaient leurs smartphones afin d'immortaliser la scène, la diffuser en premier sur les réseaux sociaux et faire le buzz.
Rassuré, le mage cessa son incantation. Aussitôt, les baleines se turent et disparurent au fond de l'océan. Passablement frigorifié par ces trois jours venteux en haute altitude, il décida de quitter cet endroit. Il fit jaillir un éclair blanc de ses yeux et dessina une forme à quelques mètres de lui. Lorsqu'il eut fini, un pégase blanc hennissant lui faisait face. Le magicien l'enfourcha patiemment. Une fois ses mains fermement agrippées à la crinière de l'animal, il donna une légère impulsion des pieds dans le flanc de son destrier, qui bondit aussitôt dans le vide. Il sentit le vent parcourir son corps et les poils de son épaisse barbe remonter vers le haut de son visage, lui masquant partiellement la vue. Le pégase déploya ses ailes dans le ciel et amorça une remontée. Le magicien lui ordonna alors de mettre le cap vers l'arrière-pays californien. Le pégase perça la nuit éclairée par la pleine Lune et emmena son cavalier au loin.
Celui qu'autrefois on appelait Merlin l'Enchanteur.
YOU ARE READING
Planète (tome 1)
ParanormalDans un futur proche, où pollution, "uberisation" et religion paupérisent l'humanité. Après un long sommeil, Merlin l'Enchanteur apparaît sur un pylône du Golden Gate Bridge. Toujours en Californie, à Davis, Stuart Cohen, éminent professeur, est f...