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Le professeur Stuart Cohen parcourait la salle du regard. On pouvait entendre les mouches voler. Il reprit le cours de son intervention sur les événements économiques notoires des dernières décennies.

Le début du XXIe siècle avait consacré l'émergence d'un phénomène irrémédiable : l'économie digitale. Inexorablement, les entrepreneurs issus de ce secteur prenaient le pas sur les politiciens et décidaient, sciemment ou non, du quotidien d'une population mondiale désormais paupérisée.

Des capitaines d'industrie ou des sociétés avaient su anticiper la marche forcée vers le numérique. D'abord, les GAFAM, consolidant leurs positions sur leurs marchés initiaux et partant à la conquête de nouveaux territoires économiques. D'autres rejoignaient ce clan des mastodontes de la nouvelle économie, tel Airbnb, qui en quelques décennies avait réussi à contrôler l'ensemble du commerce mondial de l'hôtellerie, des vols aériens ou des locations de voitures. Désormais, sans la labélisation de l'entreprise californienne, peu de voyageurs franchissaient le pas d'un établissement hôtelier, d'un restaurant ou d'un bar.

Certains pays intentaient des procès aux multinationales du numérique pour abus de position dominante. Néanmoins, l'inertie de la justice permettait aux entreprises incriminées d'engranger des sommes astronomiques ou d'éliminer tout bonnement la plupart voire la totalité de leurs concurrents, avant d'être le cas échéant condamnées à des amendes relativement symboliques. Éthique et sens des affaires n'allaient pas de pair chez les dirigeants fondateurs de ces multinationales. Issus pour la plupart d'un cursus d'ingénieur, inventer relevait pour eux du sacerdoce. Or pour croître rapidement, l'innovation dans une entreprise devait parfois s'affranchir de barrières juridiques freinant son ascension, sous peine de voir un concurrent moins scrupuleux leur passer devant. Dont acte.

Le phénomène d'« Uberisation » s'était amplifié. De vénérables sociétés partageaient désormais le sort des taxis traditionnels disparus au début du XXIe siècle. Mais loin d'enrichir l'économie mondiale, l'Uberisation détruisait des emplois, sans pour autant en créer. De nombreux politiciens, aveuglés par les perspectives de croissance effrénée du secteur digital qu'ils avaient encouragé, s'étaient retrouvés dupés. Leurs pays affichaient désormais des taux de chômage faisant presque regretter ceux de la Grande Dépression américaine. Hormis une minuscule caste mondiale de dirigeants et d'employés de multinationales, l'économie moderne façonnée par et pour le numérique, permettait uniquement à certaines personnes d'arrondir leurs fins de mois avec une activité complémentaire : livreurs, cuisiniers, jardiniers et autres plombiers improvisés.

Deux secteurs avaient subi de plein fouet l'Uberisation : la banque et l'assurance, dont les nouveaux acteurs en ligne avaient sonné le glas. Outre une masse salariale nettement inférieure et des coûts de fonctionnement moins élevés qu'auparavant, les banques en ligne se démarquaient de leurs aînées en proposant de nouveaux services.

Aussi, les banques traditionnelles et leurs actionnaires cupides, restées trop passives, gourmandes ou inflexibles face à de telles évolutions, fermaient les unes après les autres. Inversement, les premiers fondateurs de ces banques en ligne d'un genre nouveau devinrent rapidement immensément riches. Comment ? En proposant à certains de leurs clients de souscrire un prêt et à d'autres clients de devenir leurs créanciers. Grâce à ce stratagème, ces banques n'engageaient pas leurs fonds propres. Outre des frais de crédit nettement moins chers qu'auparavant et des rémunérations de leurs clients « créanciers » extrêmement avantageuses, ces banques-plateformes percevaient une commission raisonnable sur chaque transaction, baissant ainsi sensiblement les frais bancaires récurrents et si souvent décriés par les clients des banques traditionnelles. L'entreprise Lending Club était ainsi devenue un colosse de la finance. Délaissant la finance de marché, elle rachetait des pans entiers d'industries en difficulté financière mais à fort potentiel, victimes du soutien défectible des banques traditionnelles. Lending Club les redressait rapidement, pour les vendre avantageusement ultérieurement.

Planète (tome 1)Where stories live. Discover now