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Le capitaine Su Ming relut le message envoyé par sa hiérarchie. Il inclina le corps et la tête en arrière de son fauteuil à roulettes. Par l'étroite fenêtre, il regarda le ciel. Gris, comme trop souvent. À l'image de son pays. Lui-même n'en était qu'un obscur rouage qui, une fois disparu, s'enfoncerait confortablement dans l'épais traversin de l'oubli. La grande, conquérante et immortelle République populaire de Chine lui donnait des ordres, il devait obéir sans discuter ! Ne pas réfléchir à leur bien-fondé. Livrer à ses supérieurs ses fichus rapports sur l'activité de la forteresse sans nom. Compte tenu de la gravité de l'incident du drone, il avait dû se rendre à Pékin pour faire son dernier rapport oralement, les autorités chinoises craignant désormais la présence de systèmes d'écoutes ennemis à proximité de la forteresse. Voire des taupes au sein même de son enceinte.

Le capitaine éprouvait de la compassion pour le prisonnier. Enrôlé de force pour servir les intérêts supérieurs de la nation, il n'en demeurait pas moins le meurtrier de plusieurs hauts dignitaires chinois. Mais aussi dangereux fut-il, quelles que fussent ses exactions passées, il était injuste de l'enfermer de la sorte dans l'obscurité, attaché, drogué, soumis à des décharges électriques dès lors qu'il esquissait la moindre saute d'humeur.

Le capitaine était son geôlier et devait de ce fait évaluer son état physique et mental. Il assistait donc à sa toilette symbolique et ses repas administrés par des soldats. Mais parfois, il venait seul dans la cellule, faiblement éclairé par une lampe de poche, dont il brandissait le faisceau lumineux en plein visage du prisonnier. Au début, il lui demandait comment il se sentait et lui rappelait qu'il devait se montrer docile. Son interlocuteur répondait qu'il n'avait jamais rêvé d'un tel palace dans ses rêves les plus fous, puis demandait invariablement ce qu'il advenait de ses parents. Et invariablement, le capitaine Su Ming déclarait qu'il n'en savait rien.

Les mois passèrent lentement. Le prisonnier se révélait être un interlocuteur plus distrayant que les soudards de la forteresse sans nom avec lesquels le capitaine devait composer. Ensemble, ils parlaient de tout et de rien. Bien que ni le prisonnier ni le capitaine ne l'avouent de vive voix, ils partageaient une vision assez proche de la vie. Au fur et à mesure des visites, le militaire ne pointait plus le faisceau lumineux de sa lampe de poche sur le visage du prisonnier, et éclairait une autre partie de la cellule. Dans cette quasi-obscurité, ils devisaient aussi bien d'économie, de voyages lointains, de sport, de musique, d'art, ou de manière plus grivoise, de femmes. Parfois, un « Oui, c'est vrai », fusait de part et d'autre. Au fil du temps, de téméraires « Comment pouvez-vous penser ainsi ? » claquaient de la bouche du prisonnier, sans que le capitaine n'en prenne ombrage pour autant.

Su Ming plaignait ce garçon incontestablement intelligent, retenu contre sa volonté dans un endroit sordide et qui ne reverrait vraisemblablement plus jamais la lumière du jour. Déshumanisé, comme rarement cruauté humaine avait pu le faire auparavant. Enfant unique, il éprouvait pour à son endroit ce qu'éprouvent ceux qui n'ont pas eu de frère et sœur. Il l'admirait également le prisonnier, dont la bravoure lui renvoyait une piètre image de lui-même, fuyant, calculateur et hypocrite.

Dans ses rapports, le capitaine s'efforçait de mentionner l'attitude exemplaire du détenu. Il ne pouvait pas décemment déclarer à ses supérieurs ses convictions personnelles sur celui qu'il séquestrait, lequel ne méritait pas pareil châtiment et devait être relâché au plus vite. S'il avait disposé d'une quelconque liberté de parole, il justifierait son sentiment par sa conviction profonde que le prisonnier n'aspirait qu'à la libération de ses parents et à se faire oublier. Un jour, ce dernier lui confia son malheur d'être né avec un don tel que le sien. Désormais, il rêvait de vivre dans des contrées désertiques, là où personne ne pourrait être victime de son pouvoir dévastateur. Il y aurait vécu dans le calme, cultivant un lopin de terre, attendant la mort qui aurait fini par arriver.

Le militaire pensait néanmoins qu'au fil du temps, les dirigeants chinois prendraient une décision définitive concernant le sort du prisonnier. Soit ils le maintiendraient captif jusqu'à sa mort dans la forteresse sans nom. Soit, jouant sur son désir de liberté, ils lui proposeraient de collaborer à nouveau.

Un jour, on envoya par la sonde une dose massive d'anesthésiant. Une fois le prisonnier endormi, un cortège de scientifiques entra dans la cellule, exceptionnellement éclairée pour l'occasion. Dans un silence total, ils prirent des photographies, le filmèrent, récoltèrent de sa salive, de son sang, des cheveux et des morceaux de peau. Puis ils repartirent et on ferma à nouveau la porte de la cellule.

Une semaine plus tard, le capitaine Su Ming reçut le message qu'il relisait en boucle depuis le début de la journée. Il pouvait retarder l'échéance jusqu'au lendemain matin, mais guère plus. Alors il soupira profondément et répondit à l'officier de liaison : « Bien reçu, ce sera fait ».

À l'heure du dîner, il quitta son bureau et assista au repas du prisonnier. « Repas » était un bien grand mot. On administrait un complément alimentaire au prisonnier par intraveineuse. Mués par un accord tacite, le capitaine et le prisonnier ne se parlaient jamais en présence des soldats. Dans l'obscurité, le prisonnier sentait la présence du capitaine. Ce dernier attendit que les soldats quittent la cellule. Pour la première fois depuis longtemps, il pointa le faisceau lumineux de sa lampe de poche sur le visage du prisonnier. Puis sans un mot, il referma la porte de la cellule. Il s'éloigna dans le couloir en serrant les poings.

Après son inspection du soir, lecapitaine Su Ming regagna son bureau. Il relut une dernière fois le messagedans lequel on lui ordonnait d'exécuter le prisonnier.

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⏰ Last updated: Jun 15, 2019 ⏰

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Planète (tome 1)Where stories live. Discover now