Assis côté passager, le capitaine Su Ming regardait la route sinueuse perçant les paysages montagneux du Yunnan. La population locale vivant naguère dans les environs avait été déplacée. Désormais, seuls l'armée et quelques scientifiques occupaient ce territoire rugueux et inhospitalier.
Tandis que la voiture blindée rapprochait ses occupants de leur destination, le capitaine soupirait intérieurement en retraçant le fil de sa morne existence. Né dans un milieu agraire modeste, il avait cependant attiré l'attention d'un responsable local du parti communiste par sa vivacité d'esprit. Mais alors que le régime lui finançait ses études universitaires, il passait davantage de temps à cultiver narcissisme et aventures féminines sans lendemain. Devenu alcoolique, il délaissa progressivement les bancs universitaires et finit par se faire renvoyer de l'institution. Fainéant, il contracta des dettes qu'il ne put honorer. Il décida alors de fuir son pays, laissant famille et amis sans nouvelles. Franchissant clandestinement la frontière vietnamienne et vivant dans une misère noire à son arrivée à Hanoï, il se fit embaucher deux ans plus tard par une société américaine, après avoir réussi à maîtriser décemment le vietnamien et s'être procuré de faux papiers. Gravissant les échelons dans l'entreprise, il prit un jour contact avec un notable chinois local. Comme tous ses semblables, ce dernier possédait des liens étroits avec Pékin. Su Ming proposa alors de collecter pour le compte des autorités chinoises les faits et gestes de cette société américaine, spécialisée dans les télécommunications. Pendant cinq ans, il servit de taupe. Rentré en Chine muni d'informations sensibles dans ses valises, les autorités le récompensèrent en lui proposant d'intégrer l'armée. Sa déception fut grande, lui qui se voyait déjà écumer les lieux branchés au bras de femmes sublimes, grâce à un poste en vue au sein du parti communiste ou d'une de ses entreprises satellites.
Mais l'armée étant bonne mère en période de conflits frontaliers incessants, il réussit néanmoins à s'y faire une petite place. Pour la première fois de sa vie, il relativisait ses tempes grisonnantes et pouvait croire à des lendemains cléments. Il avait désormais soif de conquêtes, d'exploits, de reconnaissance. Si l'armée ne s'apercevait pas de son potentiel, il irait se revendre dans une entreprise privée, voire, pourquoi pas, fonder la sienne.
Il rêvait d'elle. Celle qui l'avait éconduit après l'avoir tant aimé, partie avec un autre, plus fortuné et plus brillant qu'il ne l'était alors. Il voulait la revoir, se tenir un jour devant elle, pour qu'elle tombe à nouveau sous son charme ou se morfonde de remords de n'avoir pas su percevoir à temps de quel bois il était fait.
Jusqu'à ce qu'une nuit d'un 27 octobre brise ses éphémères ambitions. Alors qu'il rejoignait des officiers supérieurs dans une salle d'un restaurant privatisé pour ces derniers, il vit ce qu'il ne devait pas voir. Un phénomène irréel et incompréhensible, émanant de cet étrange convive, étroitement surveillé par des militaires. Un jeune homme pourtant si paisible. La ville entière fut plongée dans l'obscurité. Lorsque les quelques officiers survivants s'enquirent de bougies pour constater l'ampleur des dégâts dans le restaurant, on pouvait voir en chacun d'eux une peur panique scintiller dans la pupille de leurs yeux. Quelques instants après la catastrophe, le capitaine Su Ming fut pris à part par quelques supérieurs, lesquels le placèrent devant un choix simple : le Yunnan ou la mort s'il racontait ce qu'il venait de voir. Ironie du sort, on lui demanda de devenir le geôlier de celui qu'il n'aurait jamais dû apercevoir dans un tel état, et de le garder au secret dans ces sinistres montagnes, dont il était d'ailleurs, avec son escadron d'une centaine de soldats, tout aussi prisonnier.
La voiture blindée stoppa devant une haute barrière magnétique de couleur rouge, aussi large que la route. Le capitaine Su sortit de la voiture, approcha sa rétine du mécanisme de contrôle d'identité, et le champ magnétique s'interrompit pour laisser passer le véhicule. Après leur passage, le puissant faisceau se réactiva automatiquement. Su Ming et son chauffeur franchirent le col de la montagne. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient devant la forteresse sans nom. Taillés à même la montagne, ses murs épais et gris se fondaient dans le paysage, et seul un œil averti pouvait en déceler l'emplacement. Lentement, les tireurs situés derrière les pièces d'artillerie des miradors décrispèrent l'étreinte de leurs doigts sur leurs armes. Signal fut envoyé à la brigade fluviale, postée dans les gorges en contrebas, que le capitaine Su était rentré de Pékin. Les drones firent du surplace, pour mieux vérifier l'identité des passagers de l'automobile blindée. Alors seulement, les lourdes portes de la forteresse s'ouvrirent pour laisser passer le véhicule.
Une fois à l'intérieur de la cour carrée, le capitaine s'enquit du rapport de son second, lequel ne lui déclara rien d'inhabituel pendant son absence. Puis, comme de nombreuses fois auparavant, il gravit les escaliers de la tour principale, après avoir désactivé les rayons infrarouges déclenchant l'alarme. C'était le seul endroit de la forteresse trouvant grâce à ses yeux, car les lignes rouges des lasers détectant tout mouvement et parcourant les murs, le plafond et le sol, lui faisait songer à une longue pelote de laine. Il repensa alors au vieux film « Ocean Twelve », où l'acteur Vincent Cassel interprétant un cambrioleur virtuose, se jouait d'un système de surveillance similaire dans un musée et parvenait à dérober un objet rare. Ici, même une immense armée ne parviendrait pas à prendre cette forteresse perchée sur son nid d'aigle. Ni à dérober ce qu'elle protégeait. Car outre un accès difficile et un système de défense particulièrement efficace et dissuasif, consigne avait été donnée à Su Ming de faire exploser la forteresse si d'aventure elle menaçait de tomber entre des mains ennemies.
Ses supérieurs devenaient nerveux. Deux jours plus tôt, un drone de surveillance ennemi avait été abattu à quelques kilomètres de la forteresse et exceptionnellement, il avait dû s'absenter pour se rendre à Pékin, faire son rapport et amener les débris du mystérieux drone. Les experts chargés d'analyser les vestiges de l'appareil estimaient qu'il s'agissait très probablement d'un drone envoyé par les Russes. Diplomatiquement, rien ne filtrait depuis l'incident, et Moscou comme Pékin marchaient toujours main dans la main. Comment diable les Russes avaient-ils pu violer l'espace aérien chinois et s'approcher aussi près de la forteresse ? D'habitude, lorsque leur mission durait plus de quelques heures, les drones d'observation (pour ne pas dire « espions ») finissaient par se faire repérer par satellite. Lorsqu'ils s'exposaient trop à découvert, étant moins rapides que les drones conçus pour le combat, ils se faisaient abattre par ces derniers. Or le drone en question s'avérait doté d'une dextérité et d'une rapidité jamais observées jusqu'alors. Ainsi, il avait évité de nombreux missiles chinois, avant d'être abattu par un tir au laser. Pour le dire autrement, la Chine avait eu recours à son atout militaire numéro un pour en venir à bout. Or si les hauts dignitaires chinois restaient persuadés de la supériorité de leur arme secrète, jamais ils n'auraient envisagé s'en servir en cette occasion, qui plus est contre un pays prétendument ami.
L'engin avait également parcouru une grande distance. À supposer qu'il ait été envoyé depuis de la frontière sino-russe, cela représentait des milliers de kilomètres. Aucun drone terrestre ne disposait d'une semblable autonomie de vol. Qui plus est, ayant été presque totalement désintégré, il était désormais impossible de déterminer combien de temps de vol supplémentaire celui-ci aurait pu encore accomplir.
Or si les Russes disposaient d'une technologie similaire équipant leurs drones militaires, aucune aviation au monde ne serait désormais capable de leur faire face.
Au crépuscule de sa vie, le vieux dictateur russe devenait plus inquiétant que jamais.
Une seule certitude, il s'avérait évident que la forteresse sans nom titillait la curiosité des Russes.
Il allait falloir redoubler de vigilance. Ainsi, le capitaine avait ordonné des patrouilles permanentes de drones de combat pour quadriller l'espace aérien autour de la forteresse. Ses hommes étaient sur le qui-vive, et les renforts qui devaient arriver le lendemain, attendus de pied ferme.
La fatigue gagnait Su Ming. Levoyage l'avait éreinté. Il marcha lentement dans le long couloir faiblementéclairé par les lampes et les minuscules meurtrières, laissant poindre lafaible lueur du ciel nuageux. Il s'arrêta devant la porte de la cellulesolidement verrouillée. Enfermant l'ennemi public numéro un de l'Empire duMilieu.

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Planète (tome 1)
ParanormalDans un futur proche, où pollution, "uberisation" et religion paupérisent l'humanité. Après un long sommeil, Merlin l'Enchanteur apparaît sur un pylône du Golden Gate Bridge. Toujours en Californie, à Davis, Stuart Cohen, éminent professeur, est f...