Pour Julie, l'installation à Corum se déroula sans trop de difficultées. Elle emménagea dans une petite bulle de logement dans un quartier assez calme. Comme elle avait toujours été assez nomade, ses quelques possessions avaient trouvé leur place facilement malgré l'exiguïté des lieux. Par contre, son métier de journaliste était pour le moins bouleversé. Son carnet d'adresses était cruellement vide, mais pour ce qui est des publications, elle n'avait pas de problèmes. Son ancienne corpo la reprenait aisément en Freelance. En fait, elle se lança dans une série de reportages sur le monde des Nautiques à destination des atmosphériques. Ce fut d'autan plus facile qu'il lui fut demandé au début de passer plusieurs semaines avec toutes les équipes de maintenance. Elle en profita pour découvrir cette activité et ces gens et elle put donc faire simultanément des interviews. Cela ne l'empêcha pas de travailler dur dans ce monde complètement nouveau et d'apprendre toutes les procédures d'urgences. C'était d'ailleurs le but de cette intégration par les métiers de l'entretien des systèmes vitaux de la ville. Sa vision, en tant qu'immigrante, fut particulièrement bien accueillie, et ce fut pour elle l'occasion de nouer des relations et des amitiés à Corum. Elle devint une habituée du Petit rocher, un restaurant tenu par un couple d'anciens aquaculteurs pour le compte de leur coopérative aquacole. Comme ils se sentaient bien avec leur corpo, ils n'avaient jamais cherché à élargir leurs approvisionnements. Ils ne servaient donc que des produits de la mer. À la grande surprise de Julie, ils avaient pourtant une spécialité de fromages faits à partir de différents laits de phoque, de morse et d'autres mammifères marins.
C'était d'ailleurs à l'occasion de l'un de ses premiers reportages sur le monde des Nautiques que Julie s'était liée d'amitié avec Nuria, la patronne du Petit Rocher. Julie avait conçu sa série de documentaires un peu à la manière d'un journal intime : Confession d'une immigrante. Elle évoquait donc aussi bien des sujets de la vie de tous les jours que des réflexions plus personnelles sur son ressenti et la culture de ses nouveaux compatriotes. Lorsqu'elle avait pour la première fois mangé un fromage de phoque, elle avait demandé des clarifications sur leur élevage. Cela semblait en effet contradictoire pour les Nautiques qui avaient fui les tempêtes de la surface en s'enfonçant dans les profondeurs d'élever des animaux marins qui devaient retourner à la surface pour respirer. Nuria avait regardé Julie lui expliquer le paradoxe et était partie d'un grand rire incontrôlable. Julie avait découvert à quel point elle ignorait son Nouveau Monde. Alors Nuria lui avait décrit les fermes sous-marines.
— Toutes les fermes ne cultivent pas uniquement le plancton près des sources d'énergie. Lorsque les pionniers se sont enfoncés, ils n'avaient pas le choix. La surface de la mer n'était pas une option possible. Les tempêtes quasi permanentes détruisaient toutes les structures qu'ils pouvaient chercher à ériger. L'érosion naturelle dans certaines zones fragiles comme les deltas ou les cordons dunaires ont souvent été de plus de 1 km en moins de 100 ans. Alors, construire en dur au milieu de l'océan était un rêve fou. Tous les animaux vivants à l'interface entre la terre et la mer avaient été particulièrement menacés. Les morses par exemple ne pouvaient plus que rarement rejoindre la cote, car les vagues étaient trop grosses. Et l'accès aux petits restes de banquise n'était pas meilleur. Il y eut alors un projet de sauvegarde de l'espèce en créant des plages artificielles. Mais comme elles ne pouvaient pas être en surface, elles ont été immergées par 80 mètres de fond. — Une plage par 80 mètres de fond ? Il faut que je voie ça. Je n'avais jamais imaginé aller à la plage avec un scaphandre ! — N'apporte pas non plus ton maillot de bain. La plage existe, mais l'eau est froide à ces profondeurs. Je vais te montrer un film de la corpo. C'est de là que viennent nos fromages.
Le cœur de la ferme était une immense cloche. La plage se trouvait en fait dans ce qui n'était autre qu'une grande cloche de plongée, mais de dimension gargantuesque. Comme la pression interne était la même que celle de l'eau aux alentours, l'eau ne pouvait pénétrer et maintenait une bulle d'air respirable. La partie basse de la ferme était composée de pentes menant au centre qui conservait une ouverture d'une dizaine de mètres de diamètre permettant l'entrée des animaux.
En fait, le basculement entre protection de l'espèce et ferme s'était fait petit à petit. Au cœur de la GT, l'alimentation restait un sujet d'inquiétude majeur pour les Nautiques. Alors, quand certaines femelles s'étaient retrouvées sans veau, car ils avaient été tués par les combats des mâles comme cela arrive parfois, un nautique audacieux avait entrepris de « traire » la lionne. C'était pour le moins téméraire de s'aventurer de la sorte dans la colonie, mais le lait n'existait plus chez les Nautiques. Le prestige qu'il retira de ces quelques verres fut si grand qu'il y retourna le lendemain avec quelques poissons. C'est de cette manière que commença l'élevage, en écartant du troupeau les femelles dont les veaux étaient morts. Au début, cela avait aussi été une façon pour les jeunes d'affirmer leur courage. Affronter la manade et traire une femelle de plus de 200 kg ayant des crocs acérés n'était pas sans risque. Toujours est-il qu'ironiquement, les lionnes ayant perdu leur petit à cause des combats des mâles servaient aux mâles d'une autre espèce à montrer leur bravoure. C'est ainsi que le lait de lionne de mer fut pendant de nombreuses années un cadeau à forte valeur symbolique quand un prétendant l'offrait à une femme. Avec le temps, le troupeau s'était habitué à la présence des hommes et les femelles s'étaient laissées traire bien plus aisément. Il faut dire qu'il n'y avait pas abondance de lieux de vie pour ces animaux et que cela justifiait bien quelques sacrifices. Mais, le symbole était resté et un homme présentait toujours du lait de lionne de mer lors d'une demande en mariage.
Les images du film de corpo étaient assez chaotiques. Il ne fallait pas imaginer la ferme comme une étable. Ça restait avant tout une colonie. Les animaux n'étaient ni dressés, ni même complètement domestiqués. Bien sûr, ils connaissaient les hommes et savaient qu'ils ne représentaient pas un risque. Ils n'étaient donc pas agressifs. Enfin, pas plus agressif qu'avec leurs congénères, et la vie du troupeau était loin d'être calme. Ensuite, ce fut une autre plage avec une colonie de phoque qui apparut sur la vidéo promotionnelle. Bien que moins massifs, les phoques restaient des carnivores et les fermiers qui traversaient la colonie étaient équipés de cottes de mailles qui avaient visiblement servi de nombreuse fois. Julie regarda son fromage différemment. Il représentait un travail singulier et de pouvoir en manger, sans avoir même une notion de ce que cela impliquait, était un luxe.
— Si tu veux toujours aller à la plage, n'hésite pas dit Nuria en plaisantant. Mais tu as loupé le meilleur sur le film.
— Ah bon ? Quoi donc ? Le terrain de camping, les feux de camp ?
— Non, l'odeur ! C'est terrible. Malgré le nettoyage permanent, la puanteur de ces bestiaux s'incruste. La ventilation est loin d'être suffisante, car son seul but est de maintenir un bon équilibre gazeux. Ceux qui vont travailler dans les cloches y vont avec un scaphandre léger. Ils prétendent que c'est pour éviter la contamination. Mais c'est surtout pour ne pas respirer là-dedans. Julie, tu veux toujours un peu de fromage ? lança-t-elle en riant.
Cette anecdote avait aidé Julie à mieux comprendre les Nautiques. Elle s'était souvent par la suite fait une référence mentale à cet épisode. Lors de la GT, les Nautiques avaient cherché à s'adapter aux circonstances tandis que le reste de l'humanité avait lutté contre les éléments. C'était en soi une différence fondamentale et plusieurs années après elle se surprendrait encore à regarder la flexibilité dont faisaient preuve ses nouveaux concitoyens lorsqu'il s'agissait de prendre en compte leur environnement. Ceci était d'autant plus flagrant que le contraste était fort avec le manque de souplesse que la plupart des Nautiques avaient pour accepter les déviations culturelles.
YOU ARE READING
Entre les mailles
Science FictionPendant des siècles, l'humanité a subi les coups de boutoir d'une météo déréglée par le changement climatique. La société s'est transformée face à l'évidence. Certains se sont enfoncés sous les flots pour se soustraire à la fureur des éléments, créa...