Entre les mailles

Chapitre 23 - Implication -

Comme tous les matins Julie commençait par une rapide revue de presse. Karl dormait encore, se tournant dans le lit pour garder un peu de la stupeur de la nuit. De temps en temps, Julie lui lisait un morceau d'article, ou lui faisait un commentaire, mais objectivement, il n'écoutait pas vraiment. Il savait que bientôt son esprit s'éclairerait et que son corps se réveillerait. Il se lèverait alors, ce qui déclencherait la journée. Ils iraient tous deux aux douches du quartier avant de filer pour le restaurant et un rapide petit déjeuner.

Ce matin pourtant Julie le secoua pour qu'il écoutât le billet qu'elle lui lisait.

« Hier soir, notre ministre des affaires étrangères a reçu l'ambassadeur des USA pendant plus d'une heure. De sources ministérielles, l'objet de l'entretien était de solliciter des précisions sur les études d'impact des Filets à éléments déployés sur la façade atlantique. Il répondait ainsi à la demande du gouvernement qui faisait suite aux requêtes répétées du SAAN (le Syndicat des Aquaculteurs d'Atlantique Nord). Depuis plusieurs mois déjà, et de manière plus intense depuis le début de la campagne électorale, le SAAN relaie les inquiétudes de ses membres qui se sentent potentiellement impactés par tout ce qui peut faire varier la composition chimique de l'eau de mer. On se souviendra de la catastrophe qu'avait représentée la vidange des Grands Lacs américains. Il y a près d'un siècle, suite aux très fortes précipitations sur le continent nord-américain pendant la GT, le verrou que constituait les chutes du Niagara (maintenant connu sous le nom des Marches du Saint-Laurent) se fissura en une dizaine d'années, entrainant le doublement du débit du fleuve pendant deux décennies. La température et le poids de l'eau en furent modifiés de manière significative sur les bancs de Terre-neuve causant une chute drastique de la production halieutique. Mais l'influence s'étendit bien plus loin que cela puisque jusqu'aux Açores les changements des concentrations en sels minéraux avait déclenché une prolifération d'algues envahissante dans les fermes d'aquaculture. La diminution des rendements avait parfois dépassé les 10 %. Les méthodes de luttes avaient été optimisées. Pourtant, quelques années après que les Grands Lacs eurent atteint leur nouvelle configuration et que le débit du Saint-Laurent se fut stabilisé, les algues invasives disparurent naturellement. Cet exemple montre le rôle majeur que peut avoir une évolution, même mineure, des conditions physico-chimiques de l'eau de mer sur l'aquaculture. Il a été abondement commenté par le SAAN qui cherche à déterminer la zone d'influence que pourrait avoir un Filet à éléments. D'après nos sources auprès du SAAN, qui préfèrent rester anonymes, le syndicat entend, suite à l'évaluation de cette aire d'influence, faire une demande de zone d'exclusion pour l'implantation des filets dans des régions potentiellement intéressantes pour l'aquaculture en raison de la richesse de l'eau en oligo-éléments et en minéraux. Ils mettent en avant l'indépendance alimentaire de l'Atlantique Nord comme justificatif à cette demande. En effet, les projections d'accroissement de la population dans les décennies à venir montrent que le nombre de fermes devra augmenter de manière importante. En fait, elles devront même se développer plus vite que la démographie, les meilleurs emplacements pour l'aquaculture traditionnelle commençant à être largement exploitée. Il faudra donc ouvrir de nouvelles zones, moins optimales, ou trouver des algues originales pouvant convenir dans ces zones de seconde génération. Le dossier du mois dernier sur l'évolution des techniques d'aquaculture est disponible dans votre abonnement. »

— Ça y est, s'écria Julie. La demande est officielle. On va enfin pouvoir savoir ce qui se passe vraiment. Enfin d'ici un ou deux ans quand l'étude sera finie.

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Julie mangeait un bol de seaflakes trempés avec une soupe miso et Karl se concentrait sur quelques sashimis. La nourriture restait un des éléments les plus difficiles pour l'intégration de Julie dans son processus d'immigration. Le sucre lui manquait, et elle ne pouvait se résoudre à prendre du poisson au petit déjeuner. Mais en fait, ce qui lui posait le plus problème était le déficit en féculents. Le pain, les gâteaux, ou une simple pomme de terre restaient des luxes rares chez les Nautiques. Le transport depuis la côte en faisait des denrées à forte valeur d'impact, même si c'était un peu moins le cas aux Açores qui produisait quelques variétés agricoles simples et qui était aussi un centre d'échange commercial important. Il n'y avait pas vraiment d'équivalent marin. Certaines algues étaient broyées et traitées pour en extraire les carbohydrates, mais la farine obtenue était sans goût et tellement gluante qu'il était difficile de faire autre chose que des pâtes avec. C'est ainsi que le pho était devenu le repas de base de Julie. Mais que n'aurait-elle pas donné pour un croissant le matin, un bout de pain avec une terrine de poisson, ou une simple pomme de terre pour manger avec une tranche de thon à l'ail ?