Jour 11 : Il faut se taire.

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Il me faut l'extraire de là.

Comment ai-je pu rester impuissante, impassible et laisser les choses se faire ?

Comment ai-je pu accepter que son corps soit mis sous terre sans crier, hurler, me débattre, la reprendre ?

Pourquoi n'ai-je pas essayer toutes les incantations, toutes les croyances obscures, tous les cultes pour la faire se réveiller ?

J'aurais du invoquer toutes les puissances, croire très fort en un Dieu (peu importe son visage, peu importe son nom), convoquer tous les magiciens et ensorceleurs du monde entier pour tenter de lui insuffler ne serait-ce qu'un léger souffle de vie.

Mais je suis là, au dessus d'elle et la savoir sous terre, la savoir bloquer là, à la merci de nos chagrins, de nos plaintes, de nos lamentations ça me rend complétement dingue.

J'ai envie de savoir qui ose se recueillir auprès d'elle et si la façon est assez digne, assez belle, j'ai envie de tout contrôler parce que je ne peux rien faire.

Alors je scrute les moindres objets, les moindres fleurs déposées en ce dernier lieu où elle réside, et je juge scrupuleusement les témoignages d'affection et les démonstrations de peine qui affluent. Plus les personnes sont désemparées, paralysées par l'affliction, plus elles gagnent mon estime.

Plus leur visite est régulière, la vue du tombeau impossible à soutenir, plus mon amour pour elles grandit.

Parce que je sais qu'au fond de moi elle est sous terre, parce que je sais qu'elle ne se ressemble déjà plus, parce que je sais que plus jamais je ne pourrais la prendre dans mes bras, parce qu'aussi c'est impensable que cela lui soit arrivée à elle, je ne peux l'accepter.

je voudrais alors tout répertorier, toutes les manifestations d'amour et de bienveillance à son égard, toutes les preuves matérielles de cette affection, je voudrais figer tous ces visages décomposés qui ont moins le mérite de l'être moins qu'elle. Je voudrais graver cette peine, pour qu'elle se rende compte de l'horreur d'une vie sans elle.

Parce que j'ai peur aussi, peur qu'elle soit partie en s'en voulant, en regrettant, en implorant ma présence, peur qu'elle sous-évalue la place qu'elle a dans mon cœur, dans ma vie, dans tout mon être.

Alors compulsivement je note tout dans un petit cahier, un cahier merdique même pas assez joli, pas assez digne de recevoir ces dernières attentions. Et puis je multiplie les appels, les messages en amont pour que la liste des invités se prolongent, ne s'arrêtent plus.. Pour que tout le monde se rende compte de la perte pour notre monde, pour mon monde.

Je n'ai pas dormi depuis 8 nuits, je viens de voir son corps et je ne l'ai pas reconnu mais pas du tout, mais je n'ai qu'une chose en tête lui rendre un dernier hommage, le plus beau des hommages. Alors je continue mes déplacements, mes démarches, mes appels, mes messages, je dois être celle qui gère, qui organise, qui supervise, parce qu'il ne doit pas y avoir un faux pas, une maladresse. On ne peut pas faire des adieux maladroits. Des adieux c'est élogieux, c'est majestueux, c'est solennel..

Mais je n'ai toujours pas dormi, et il faut penser à tout. Il faut penser aux personnes qui arrivent de partout, il faut penser à l'organisation de la journée, il faut penser à prévoir de quoi se restaurer, il faut penser aux musiques à écouter et puis il faut écrire un texte..

Il faut prononcer devant tout le monde, dans une église austère, des dernières paroles à une petite sœur avec qui la vieille on parlait de se goinfrer dans les manèges de Disneyland. Il faut tout balayer, ne plus penser, ne plus se projeter, perdre en même temps que sa sœur, l'espoir de jours meilleurs. Il faut enterrer avec elle non seulement sa beauté, son insouciance , sa légèreté, mais aussi la mienne.

Il faut tout bien faire, il faut respecter les codes, les sentiments et ressentis des autres, écouter leur leçon de vie et leur perspective de jours meilleurs et surtout il faut se taire.

Il faut se taire.



Les jours sans ailesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant