Chapitre n°18

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Début 1974 – Italie
 
 
C'était une journée effervescente, ensoleillée, glorieuse au village. Feliciano parcourait les rues, les mains dans les poches, sifflotant pour lui-même, en levant son chapeau et en souriant galamment aux jolies filles qui passaient à l'occasion dans les rayons du soleil. La plupart le connaissaient bien et se contentaient de rire et de le renvoyer d'un sourire radieux et d'un vif geste de la main. Mais Feliciano était surpris de la quantité de visages inconnus en ville, ces temps-ci. Des étrangers en uniformes qu'il ne reconnaissait pas remplissaient les cantinas, on entendait parler anglais dans tous les coins, et ici, sur la place centrale, une grande estrade avait été montée à côté d'un mémorial de pierre flambant neuf. Feliciano avait entendu dire qu'il devait y avoir un genre de cérémonie, mais il ne savait pas vraiment ce que tous ces américains avaient à voir là-dedans. Il savait bien que ça avait quelque chose à voir avec la guerre, alors il n'avait pas cherché à en savoir plus. Feliciano n'aimait pas se souvenir de la guerre. En passant près d'un large groupe réuni autour de la fontaine, il s'aperçut que beaucoup de personnes dans la foule étaient trop jeunes pour réellement s'en souvenir eux-mêmes. Il haussa les épaules et poursuivit sa route vers la Cantina Rossa, non-loin de la place, où il devait retrouver Ludwig. Son cœur s'allégea aussitôt à cette idée.
Alors qu'il se dirigeait vers le bout de la place, Feliciano remarqua un homme qui se tenait à l'écart de la foule, l'air à la fois confus et frustré tandis qu'il regardait autour de lui. Il portait un costume en tweed et semblait légèrement plus âgé que Feliciano, peut-être dans le milieu de sa cinquantaine, avec des cheveux blonds grisonnants et très possiblement les plus gros sourcils que Feliciano ait jamais vu.
- Bonjour ! » dit joyeusement Feliciano en s'avançant juste devant l'étranger perplexe. Il était partagé au sujet de tous ces Américains, mais ce n'était pas une raison pour ne pas en aider un s'il le pouvait. « Tout va bien ? Je peux vous aider ? »
L'homme sembla paniquer un peu devant ses salutations. « Non… Oh, par tous les diables… Non Italiano
- Oh, pardon, bien sûr ! » Feliciano passa à l'anglais. « Vous êtes américain.
- Je vous demande pardon ? » Maintenant, l'homme avait l'air profondément offensé. « Ciel non, je suis anglais. »
Feliciano en fut aussitôt ravi. « Oh, bien sûr que vous l'êtes ! J'aurais dû le deviner à votre costume ! Du tweed par ce temps, mon Dieu, vous les Anglais, vous êtes fantastiques. Je paris que vous citez du Shakespeare tout le temps. Vous êtes perdu ?
- Quoi ? Je… » L'Anglais fronça les sourcils d'un air confus et surpris, puis se remit à parcourir la place des yeux comme s'il cherchait quelque chose. « Je ne suis pas perdu. C'est lui qui est putain de perdu. »
Feliciano essaya de suivre le regard de l'Anglais dans sa recherche, et se contenta ensuite de le regarder nouveau. Il avait toujours été fasciné par l'Angleterre et les Anglais, alors c'était une merveilleuse surprise d'en croiser un par hasard sur la place centrale. « Vous êtes en vacance ? Il y a beaucoup de gens qui visitent l'Italie, en ce moment. Enfin, cette partie du pays en tout cas.
- Je suis ici pour la cérémonie, avec mon, euh, ami. » L'homme buta sur le mot et tenta vite de le cacher. « Oui, mon ami, un vieil ami. Il s'est battu ici, pendant la guerre.
- Oh ! Mon… » Feliciano se pencha vers lui et lui fit un clin d'œil, « … ami s'est battu ici pendant la guerre, lui aussi. Est-ce que ton ami était dans l'armée anglaise ? »
L'Anglais paru complètement ahuri. Feliciano se contenta de lui faire un grand sourire jusqu'à ce qu'il y réponde d'un air hésitant. « Non, il est américain. Il était pilote de chasse. »
Feliciano eut un bruyant hoquet. « Non ! Vraiment ? Ludwig aussi ! Je dois le retrouver maintenant, viens boire un verre avec nous ! La cantina est juste dans cette rue, là, et je suis sûr que ton Américain te trouveras plus facilement si tu restes quelque part et que tu n'en bouges pas. Je m'appelle Feliciano, et toi ? »
L'homme se retrouva à marcher aux côtés de Feliciano, quoiqu'il semblât ne pas vraiment savoir comme c'était arrivé. « Euh, Arthur. Arthur Kirkland. Enchanté de te rencontrer.
- Arthur ? Comme le roi Arthur ?! J'ai toujours trouvé que les histoires anglaises étaient les meilleures. Ludwig est allemand, alors ses histoires sont sombres et étranges et oh, j'espère que ça ne te dérangeras pas de le rencontrer, même s'il est allemand…
- La guerre a eu lieu il y a des années. » Arthur offrit un autre sourire à Feliciano. « Je me demande pourquoi on nous le rappelle en permanence. »
Feliciano eut un soupir de soulagement et rit un peu. « C'est bon à entendre ! Tu as l'air d'un très gentil camarade, Arthur. Oh ! Ludwig ! »
Feliciano se pressa vers la table sur rue où Ludwig était assis, une tasse de café et deux choppes sur la table devant lui. Il leva la tête et sourit, ses yeux bleus pétillant comme à l'ordinaire, son chapeau tiré sur le petit début de calvitie qu'il détestait mais que Feliciano trouvait mignon. « Feliciano. »
Feliciano adorait le son de son nom prononcé avec le profond, inaltérable accent allemand de Ludwig. Tout le monde l'appelait Feli – tout le monde sauf Ludwig. Pour Ludwig, il avait toujours été Feliciano, et le serait toujours.
- Regarde, Ludwig, j'ai trouvé un Anglais ! »
Arthur parut un peu surpris par cette présentation. Ludwig se contenta de hocher la tête poliment. « Bonjour. J'espère que Feliciano ne t'a pas effrayé, il a tendance à faire ça. »
Arthur secoua la tête et lâcha un petit rire. « Bonjour. Non, pas du tout, je vous assure. A dire vrai, il… me rappelle presque quelqu'un. »
Feliciano se laissa tomber sur la chaise près de Ludwig et fit signe à Arthur de s'asseoir en face. « Il s'appelle Arthur, Ludwig, tu y crois, toi ? Arthur, je te présent mon ami, Ludwig. » Feliciano lui fit un nouveau clin d'œil avant de faire signe à un serveur non-loin. « Excusez-moi, jeune homme, est-ce qu'on pourrait avoir du thé, s'il-te-plaît ? Il est anglais. » Ludwig marmonna quelque chose qui ressemblait suspicieusement à des excuses. Arthur avait l'air d'essayer de se retenir de rire.
- Alors, » poursuivit Feliciano en se retournant joyeusement vers la tablée. Il était toujours heureux de rencontrer de nouvelles personnes, surtout un Anglais. « Est-ce que tu as déjà vu autant de monde réuni dans un seul endroit ? » demanda-t-il en désignant la cantina bourdonnante.
- En fait, oui, mais je viens de Londres, » expliqua Arthur en posant délicatement ses mains sur la table. Son regard passait de Feliciano à Ludwig comme s'il essayait de les examiner discrètement. « Je suppose que tout le monde est là pour l'anniversaire.
- L'anniversaire ? » Feliciano n'était toujours pas sûr de la raison des célébrations.
Ludwig tendit à Feliciano une tasse de café. « Feliciano, tu ne sais pas quel jour on est ?
- Si, on est Mardi.
- Non…
- Mais si, Ludwig, c'est Mardi, je le sais parce qu'on a mangé de la bolognaise hier soir et qu'on mange toujours de la bolognaise le lundi, alors aujourd'hui ce doit être… »
Ludwig l'interrompit rapidement. « C'est le trentième anniversaire du débarquement américain. »
Feliciano s'interrompit une seconde. « Ah bon ?
- Oui.
-Oh. » Trente ans. Feliciano se souvenait du débarquement d'il y avait trente ans comme s'ils avaient eu lieu la veille. Le débarquement dont il avait parlé à Ludwig, en cet horrible matin d'hiver sous la pluie, trahissant la Resistenza du même coup. Le débarquement lui avait enlevé Ludwig. Et c'était cela que tout le monde célébrait ? Feliciano se sentit soudain un peu malade. Avant de pouvoir penser à réagir, une voix forte interrompit le silence.
- Arthur ! » Feliciano leva les yeux pour voir un homme blond portant des lunettes, un uniforme militaire et un petit chapeau tordu courir vers la table et attraper le dossier d'une chaise, le souffle court. « Je crois que je me suis perdu ! »
Arthur réussit à froncer les sourcils et à avoir l'air soulagé en même temps. « Tu t'es bel et bien putain de perdu, idiot.
- J'y peux rien ! Tout a changé depuis la dernière fois que je suis venu ! » L'homme se tourna vers Feliciano et Ludwig et leur fit un petit signe de la main en souriant joyeusement. « Bonjour ! Euh, pardon, je veux dire… » L'homme sortit un petit livre de sa poche, tourna les première pages et hurla, « BUON GIORNO ! Arthur, qui sont ces gens ? »
Feliciano gloussa lorsqu'Arthur marmonna des excuses. « Alfred, pour l'amour du ciel, ils parlent anglais. Je te présente Feliciano et Lud… wig… » Arthur s'interrompit peu à peu, un air illuminé éclairant son visage.
A cet instant, une immobilité étrange tomba sur la table. Le sourire d'Alfred vacilla alors qu'il regardait Ludwig, pétrifié, les yeux écarquillés et les joues qui palissaient. Le regard de Feliciano passa de l'expression stupéfaite d'Alfred au visage ébahi d'Arthur, puis aux yeux ronds, fixes, de Ludwig. Feliciano eut besoin de quelques instants pour tout remettre en ordre dans son esprit. Alfred, un pilote de chasse américain qui avait combattu ici pendant la guerre… Arthur, un Anglais avec de gros sourcils broussailleux… Si c'était pour lui, je m'attaquerais à moi seul à l'armée allemande toute entière…
- Oh ! » Le sang de Feliciano s'embrasa à ce souvenir, et il ne put retenir ce bruyant éclat de réalisation soudaine.
Un silence lourd tomba à nouveau jusqu'à ce que Ludwig parle, calmement, délibérément. « Ravi de te rencontrer, Alfred. »
Alfred regarda tour à tour Ludwig et Feliciano, et lâcha un petit rire incrédule. Ses cheveux blonds étaient rayés de gris, et son uniforme retenait certainement plus de matière qu'auparavant – surtout vers le milieu – mais Feliciano revoyait le même joyeux pilote américain qu'il avait connu il y avait toutes ces années. L'Américain qui l'avait conduit vers Ludwig l'Américain dont Ludwig avait sauvé la vie en retour. L'air incrédule d'Alfred laissa la place à la joie, et il se laissa tomber dans la chaise à côté d'Arthur avec un sourire lumineux. « C'est vraiment une joie de vous rencontrer, les gars ! Et ce serait chouette de parler avec des gens du coin plutôt qu'avec ces gros bras de militaires qui essaient de me trainer dans tous les coins. Pardonni, serveur, BUON GIORNO ! Du café, per favore… CA-FE ! »
Ils s'engagèrent rapidement dans un joyeux, léger badinage, quoique Feliciano et Alfred fussent ceux qui parlaient le plus. Ils n'avaient pas besoin de parler du passé pas besoin de s'expliquer. Ils comprenaient tous, et cela suffisait. Feliciano aida Alfred à prononcer son italien, et parla de l'excitation que lui et Ludwig partageaient au sujet de la prochaine Coupe du Monde FIFA, qui devait avoir lieu en Allemagne cette année. Arthur leur parla de Londres, avec ses rues bondées et ses terrains de cricket et ses petites boites de nuit. Alfred et Ludwig parlèrent un long moment des nouveaux avions de combat de la quatrième génération, ce que Feliciano ne comprit pas très bien. Feliciano apprit qu'Arthur tenait un pub, qu'Alfred était instructeur de vol militaire, et qu'ils voyageaient souvent entre les Etats-Unis et l'Angleterre.
- Mais les Etats-Unis sont très loin de l'Angleterre, non ? » demanda Feliciano, fasciné par tout ce qu'il apprenait au sujet de ces étranges et lointains pays. Lui et Ludwig n'avaient jamais voyagé plus loin que l'Allemagne. Les Etats-Unis semblaient presque sur une autre planète.
- Dix heures à peu près sur un vol de ligne, » répondit Arthur en remuant le sucre qu'il avait ajouté dans son thé. « Même si je préfère presque le temps des voyages en bateau. En ce temps-là, au moins, je n'avais pas à m'inquiéter qu'Alfred court jusqu'au cockpit et essaye de convaincre les pilotes de le laisser piloter ce putain d'avion.
- Les pilotes américains me laissent faire, » marmonna Alfred. « Saletés de lignes anglaises et leur stupide « règlement ».
- On visite souvent New York, l'été, » poursuivit Arthur, ignorant facilement Alfred.
- New York, waouh ! Nous, on va en Allemagne, l'été, pas vrai Ludwig, parce qu'il n'y fait pas trop froid à ce moment de l'année. Parfois, on s'arrête à Vienne sur le chemin du retour.
- Oh ? » Feliciano remarque qu'Arthur était très poli, même s'il donnait parfois des coups de pieds à Alfred sous la table. « Francis et Matthew ne seraient-ils pas à Vienne en ce moment, Alfred ?
- Apparemment. Un bon prétexte pour que Matt me laisse me débrouiller tout seul avec cette cérémonie. » Alfred gloussa en reculant dans son siège. « Francis et Matt sont des amis, » expliqua-t-il. « Je suis à peu près sûr qu'ils sont allés partout, maintenant. »
Feliciano se demanda si Alfred parlait de son camarade, le pilote Matthew Williams, le gentil Canadien avec l'ours polaire. « Est-ce qu'ils sont allés sur la Lune ? »
Ludwig poussa un soupire presque inaudible. « Feliciano, je t'ai déjà dit, ce n'est pas parce qu'un homme est allé sur la Lune que tout le monde peut y aller.
- L'armée m'a demandé d'aller sur la Lune, » dit fièrement Alfred.
Arthur se toucha brièvement le front. « Alfred, je te l'ai dit, c'était du sarcasme, et ce n'était pas un compliment.
- Ludwig et moi, on a regardé l'alunissage à la télévision du village, mais mon frère Lovino dit que ça n'est pas vraiment arrivé, il dit que c'était truqué. »
Cela attira immédiatement l'attention d'Alfred. Arthur grogna lorsque ce dernier se redressa avec enthousiasme. « Non, non, ils sont bien allés sur la Lune, mais c'était une diversion.
- Une diversion ? » demanda Feliciano, tout de suite intrigué. « De quoi ?
- Mars, » répondit Alfred, les yeux fixes et intenses.
Feliciano était à la fois confus et fasciné. « Pourquoi Mars ? »
Alfred se pencha en avant sur la table et fit un geste décidé en répondant. « Des extra-terrestres. »
Feliciano lâcha un hoquet étranglé. « Mais c'est bien sûr ! »
Ludwig et Arthur échangèrent un regard résigné et compatissant.
Une nouvelle tournée de café et la foule réunie dans la cantina commença à s'éclaircir tandis que tout le monde se dirigeait vers la place bondée. « On dirait que la cérémonie va bientôt commencer, » dit Arthur en pressant discrètement le bras d'Alfred. « Nous devrions y aller. »
Alfred parut réticent, mais haussa les épaules, soupira et repoussa sa chaise. « Malheureusement, le devoir m'appelle. »
Feliciano se sentit un peu triste de les voir partir. Il ne pouvait s'empêcher de se demander s'il les reverrait. « Qu'est-ce qu'il va se passer pendant la cérémonie ? »
Alfred mit un moment à répondre et jeta un regard à Ludwig avant de ce faire. « Eh bien, je vais rester là à sourire et à avoir l'air fier pendant que quelqu'un me serre la main et me remercie et me donne probablement une nouvelle médaille. »
Feliciano se demanda pourquoi Alfred avait l'air si gêné en disant cela. « Eh bien, ça a l'air sympa ! »
Le sourire d'Alfred avait l'air un peu forcé et Arthur changea rapidement de sujet. « Si vous venez un jour à Londres, cherchez donc un pub appelé l'Emerald Lion. Nous serions ravis de vous revoir.
- L'Emerald Lion – ça a l'air joli ! Vous avez vraiment un Lion ? »
Arthur rit doucement et échangea un nouveau regard de sympathie avec Ludwig. « Non, mais on a des grenouilles dans le jardin de derrière. »
Alfred fit un clin d'œil à Ludwig. « En revanche, elles ne sont pas venimeuses. » Ludwig faillit en rire. Alfred se leva, tendit la main vers Ludwig, et Feliciano remarqua pour la première fois qu'il lui manquait deux doigts. « C'était bon de vous rencontrer, les gars. » Alfred attendit, immobile et plein d'attentes, jusqu'à ce qu'Arthur finisse par parler très doucement.
- Alfred. »
Ludwig jeta un très bref regard à sa chaise, puis releva les yeux vers Alfred. Avec un hoquet au moment où il s'en aperçut, Alfred ferma le poing et détourna le regard, l'air douloureusement choqué et presque en colère. Il secoua la tête, ferma les yeux et jura dans sa barbe. Mais Ludwig prit rapidement la parole. « Je suis heureux de t'avoir revu, Lieutenant – ou est-ce que je dois t'appeler Capitaine, maintenant ? Je suis ravi de voir que tu es heureux et, eh bien – comme moi. »
C'était la première fois de tout l'après-midi que quelqu'un avait reconnu le fait qu'ils s'étaient déjà rencontrés auparavant. Feliciano n'avait jamais pensé revoir le pilote américain, et il ne s'était certainement jamais attendu à rencontrer l'Anglais sur la photo qu'Alfred lui avait montré il y avait toutes ces années. En un sens, c'était libérateur de voir qu'ils vivaient heureux ensemble c'était comme une résolution. Le sacrifice de Ludwig n'avait pas été vain.
Alfred eut un sourire pensif, regardant Feliciano puis Ludwig. Il avait encore l'air un peu triste, mais il y avait une sorte de joie soulagée sur son visage. Il hocha la tête, fit un pas en avant et tendit à nouveau la main de façon à ce que Ludwig puisse l'atteindre. « C'est toi qui mérite de te tenir là aujourd'hui, Lieutenant. C'était toi, le vrai héro. »
Ludwig se contenta de serrer fermement la main d'Alfred. « Bonne chance pour la cérémonie. »
Lorsqu'Alfred se retourna vers lui, Feliciano sentit son cœur se remplir d'une vieille émotion familière et de gratitude. Trente ans plus tôt, cet homme avait donné la location de Ludwig dans une base américain à Feliciano. Malgré les conséquences, cela restait la chose la plus surprenant et altruiste qu'un étranger ait jamais faite pour lui. Au lieu de lui serrer la main, Feliciano tira Alfred dans une puissante étreinte. Dans le même temps, Arthur serra la main de Ludwig, la retenant quelques instants avec un regard intense et insondable. Il finit par prononcer un mot, la voix légèrement cassée. « Merci. »
Ludwig fit un signe de tête à Arthur tandis qu'Alfred riait joyeusement en tapant dans le dos de Feliciano. Ce dernier leur fit signe du bras lorsqu'ils se séparèrent, Arthur et Alfred se pressant dans la foule jusqu'à la place. « Auf wiedersehen, » leur cria-t-il gaiement.
Arthur se retourna et sourit. « We'll meet again. »
Plus tard, alors que Feliciano poussait la chaise de Ludwig le long de la place du village, ils furent accueillis par les accords d'une chanson familière chantée par la foule.
Una mattina mi son svegliato, o bella, ciao, bella, ciao, bella, ciao, ciao, ciao! Una mattina mi son svegliato, e ho trovato l'invasor.
Feliciano s'arrêta lentement à l'arrière de la masse de gens, tâcha de voir à travers la mer de drapeaux italiens et américains. Le nouveau monument de pierre avait été dévoilé sur la place, en l'honneur des équipes de pilotes américains qui avaient libéré la ville. Il était placé près du premier mémorial, celui sur lequel étaient inscrits les noms des membres de la résistance italienne assassinés. Alfred se tenait devant le chœur de la foule, une rangée de médailles scintillantes sur la poitrine, tandis que plusieurs hommes en costume à l'air pompeux se tenaient près de lui et qu'un villageois du coin préparait un gros microphone sur un podium surélevé. Feliciano pouvait seulement voir Arthur qui regardait depuis un coin. Alfred restait là à attendre d'être salué en héros Ludwig, assis à l'arrière, passait inaperçu. Mais tous quatre savaient : tous quatre comprenaient.
Feliciano et Ludwig regardèrent la cérémonie quelques minutes, tandis qu'un politique italien commençait à parler des héros de la résistance et des sacrifices de la ville et de la gratitude de chacun pour la défaite des forces allemande par l'armée américaine. Au fur et à mesure que l'homme parlait, un souvenir fugace traversa l'esprit de Feliciano : ce moment, trente ans plus tôt, où il avait failli être témoin de l'exécution de deux membres de la résistance sur cette même place. Il se souvint de la détermination inaltérable de Papy Roma dans son combat pour une Italie libre Il se souvint des tourments et des années de douleur qu'Antonio avait subies après avoir été interrogé par la Gestapo. Puis Feliciano toucha l'épaule de Ludwig. Il avait fait partie de cette armée allemande qui occupait l'Italie, pourtant sans lui Alfred ne se tiendrait pas sur ce podium aujourd'hui. Feliciano se demanda si qui que ce soit dans la foule avait la moindre idée d'à quel point la situation était compliquée. Il n'y avait ni noir ni blanc dans une guerre : pas de gentils et de méchants comme dans les livres de conte.
Feliciano regarda à nouveau Alfred et ses médailles et l'admiration de la foule. « Ludwig, tu as des jolies médailles comme celles-là ? »
Ludwig mit un moment à répondre. « J'en ai eu beaucoup, Feliciano. Mais se battre pour son pays et se battre pour ce qui est juste, ce n'est pas toujours la même chose. »
Feliciano comprenait, mais trouvait toujours que c'était dur à accepter. Ludwig était bon et noble et pendant toutes ces années dans l'armée allemande, il avait seulement essayé de faire ce qui était juste. Mais Ludwig était du côté des perdants, alors il ne serait jamais un héros.
Ils se retournèrent et quittèrent la place, laissant la cérémonie derrière eux traversèrent le village et débouchèrent sur la campagne. Le silence de l'air campagnard était un soulagement après la chaleur et le vacarme de la place du village. Des bâtiments avaient poussé autour de la ville ces dernières années, et la route de campagne semblait de plus en plus courte. Mais plus loin, dans les champs, tout était encore silencieux et désert : l'herbe haute bruissait doucement, le parfum familier des fleurs et des herbes flottait dans le vent. Ils marchaient en silence, Ludwig laissait Feliciano pousser sa chaise le long de l'étroite route poussiéreuse Feliciano s'arrêta brièvement au niveau du vieux tank complètement envahis par les herbes pour cueillir un brin de romarin sauvage sur son flanc.
Le vieux champ n'avait pas changé toutes ces années, quoiqu'il y ait maintenant un sentier creusé par le temps à travers l'herbe jusqu'au chêne. Alors que Feliciano poussait lentement la chaise de Ludwig le long du sentier, un vieux sentiment familier l'enveloppa. Cette même paix simple, ce même calme tranquille, comme s'ils étaient les seules personnes au monde comme s'ils étaient ailleurs. Même s'ils mettaient un peu plus de temps à atteindre le chêne, maintenant, et même si les genoux de Feliciano craquaient lorsqu'ils s'arrêtaient, et même s'il mettait un peu plus de temps à s'asseoir sur l'herbe. Il s'assit auprès de la chaise de Ludwig, appuyant sa tête sur ses genoux et jouant avec le brin de romarin. « Je mettrai ça sur le mémorial. Quand il y aura moins de monde. »
Ludwig passa une main dans les cheveux de Feliciano. « Rosmarino, pour la mémoire. »
Feliciano n'aimait pas se souvenir de ces jours, d'habitude, même s'ils étaient gravés dans sa mémoire, et aussi dans celle de Ludwig. Leur vie valait plus maintenant que ces quelques jours où tout avait commencé. Leur vie, c'était des après-midis ensoleillés dans les champs italiens, à prendre toute la journée pour marcher jusqu'en ville ou simplement regarder les nuages. C'était des matinées dans leur petit jardin, à ramasser des herbes et des fleurs à vendre au marché. C'était de longs et doux étés en Allemagne, même s'ils devaient prendre le train pour Munich depuis que ce gros mur avait été construit à Berlin. Feliciano supposait que d'après les critères de réussite de certaines personnes, il n'avait pas fait grand-chose de sa vie. Il ne savait pas composer de grandes symphonies comme Roderich, ni de grands livres comme Lovino. Il n'avait jamais été un héros national comme Papy Roma ou Antonio. Il ne pouvait même pas travailler dans les champs comme Papy Roma l'avait fait, pas avec cette douleur dans sa poitrine. Mais il pouvait aimer. Il pouvait passer ses jours avec Ludwig, et prendre soin de lui, et c'était tout ce qu'il voulait. C'était ce qui rendait la vie de Feliciano importante.
- Qu'est-ce qu'on fera, demain, Ludwig ?
- On pourrait conduire jusqu'aux vignobles. Si tu promets de te souvenir que tu n'es pas sur un champ de course. »
Feliciano rit. « Je conduis très bien, Ludwig.
- Oui. Si tu conduisais une voiture de course. »
Feliciano l'ignora. « Les vignobles seraient sympas. On pourrait prendre du vin pour le retour de Lovino. Tu te rends compte qu'il va jouer de la guitare à Vienne ? Et Roderich a dit que son orchestre jouerait notre chanson ! Il y a même une soprano célèbre qui va la chanter, mais je ne me souviens pas de son nom… »
Ludwig passa une main froide sur la joue de Feliciano. « Je préfèrerais t'entendre la chanter, Feliciano. »
Ce dernier lui sourit. Non, il ne pensait pas souvent à ces jours, mais parfois, c'était important de se souvenir. Cela faisait trente ans qu'ils s'étaient trouvés. Trente ans, et cela aurait pu être n'importe quel moment qu'ils avaient passé ensemble. Parce que leurs sentiments n'avaient jamais changé. Alors Feliciano chanta pour se souvenir, retournant le romarin entre ses doigts, tandis que le vent secouait les feuilles au-dessus de leurs têtes et que le soleil commençait à descendre dans le ciel.
Mais Feliciano ne chanta pas le dernier vers. Il se contenta de fredonner la mélodie en sentant la main de Ludwig dans ses cheveux, sa chaleur forte et stable derrière lui. Oui, parfois il était important de se souvenir. Mais il n'aurait jamais besoin de chanter ce dernier vers à nouveau.
Auf wiedersehen, sweetheart.
 
FIN

auf Wiedersehen sweetheart (français)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant